La revue ebc (Etudes britanniques contemporaines) publiait, à l'automne 2007, un nouveau numéro hors série rassemblant les travaux présentés au colloque annuel de la SEW (Société des études woolfiennes). Le colloque de juin 2006, à Toulouse, organisé par Catherine Bernard et Catherine Lanone, était consacré à "Woolf lectrice / Woolf critique."
Le sommaire est structuré comme suit (12 articles) :
1. Questions de formes / questions de genres
2. Lectures en travail : a) tissage ou envol : les métaphores herméneutiques ; b) empreintes de lectures ; c) L'être-en-commun
3. Influences [dont : les rapports de Woolf avec Matthew Arnold, et avec "l'âme russe"]
18 août 2008
Ecritures critiques : parution ebc 2007
La revue ebc (Etudes britanniques contemporaines) publiait en décembre 2007 (n° 33) un volume d'études présentées initialement dans le cadre du colloque de la SEAC (Société d'études anglaises contemporaines) : "The Critical Writings of Twentieth-Century British Novelists". Un ensemble d'articles qui sera éclairant pour tous ceux qui travaillent sur l'articulation entre écriture et théorie, en particulier dans le champ anglophone.
Au sommaire, travaux sur T.S. Eliot F.R. Leavis et D.H. Lawrence, sur V. Woolf, sur E.M. Forster, sur J.C. Powys en regard de Bakhtin, sur E. Waugh, B.S. Johnson, Will Self, et sur la récurrence de l'aphorisme comme forme critique "à travers les âges" de la critique anglaise.
Au sommaire, travaux sur T.S. Eliot F.R. Leavis et D.H. Lawrence, sur V. Woolf, sur E.M. Forster, sur J.C. Powys en regard de Bakhtin, sur E. Waugh, B.S. Johnson, Will Self, et sur la récurrence de l'aphorisme comme forme critique "à travers les âges" de la critique anglaise.
03 août 2008
Salman Rushdie : histoires d'histoire
Ci-dessous, le résumé du mémoire de Master 2 de Lilia Bouhanik, présenté en soutenance le 3 juilet 2008 :
Salman Rushdie : histoires d'histoire
Pour nombre de pays décolonisés, après la reconquête de la terre, il a aussi fallu procéder à une reconquête du texte. En effet, pour la construction de leurs identités en tant que nations indépendantes, il leur était impératif de se réapproprier leur histoire, confisquée par le colonisateur. Or, les écrivains postcoloniaux ont joué un rôle considérable dans ce travail de réappropriation de l’histoire. À travers leurs œuvres, ils ont contribué à recouvrer le passé sur lequel ces nations ont pu échafauder leur avenir. Ils ont aussi redonné à ces nations le sentiment de cohérence qui avait été brouillé par le colonisateur. Cependant, pour ces écrivains, la reconquête de l’histoire ne consiste pas seulement à réécrire celle qui fut écrite par le colonisateur. Il s’agit aussi de fournir d’autres alternatives aux versions proposées par les nouveaux gouvernants.
Salman Rushdie fait partie de ces écrivains. Ses romans traitent à la fois du passé et du présent des pays du subcontinent indien. Ils sortent des marges de la fiction et prennent à bras-le-corps l’histoire officielle. Cependant, les grands remous provoqués par son roman Les Versets sataniques ont occulté cet aspect de son écriture. Contrairement à ce que l’on croit, ce n’est pas seulement la religion qui fait les frais de sa plume incisive. C’est toute l’histoire officielle qui est mise à mal dans ses romans. À l’image de son personnage Saleem Sinai qui, dans Midnight’s Children, se saisit du drap nuptial de ses grands-parents pour se déguiser en fantôme, Rushdie se saisit de tout ce qui se cache sous le voile du sacré pour l’utiliser dans ses fictions. Il est le trublion des têtes bien-pensantes, celles qui aiment le confort que procurent les grandes certitudes. Comme Wee Willie Winkie, un autre de ses personnages, il incarne « the tradition of the fool. Licenced to provoke and tease », même si ses provocations ne sont pas toujours du goût de tout le monde.
Ses trois romans Midnight’s Children (1981), Shame (1983) et Shalimar the Clown (2005), pour ne retenir que ceux-là, se distinguent par leur composante historique et politique importante. Cet écrivain considère l’engagement politique comme une nécessité car, selon lui, laisser le champ libre aux politiciens peut se révéler dangereux. Les politiciens et les écrivains se disputent le même territoire, écrit-il dans sa collection d’essais Imaginary Homelands : « Writers and politicians are natural rivals. Both groups try to make the world in their own images ; they fight for the same territory. And the novel is one way of denying the official, politicians’ version of truth » . Pour lui, re-décrire le monde, le dire autrement, c’est déjà le changer : « it is clear that redescribing a world is the necessary first step towards changing it » . Rushdie croit en la force du verbe, en son effet sur le monde.
Dans les trois romans cités ci-dessus, il dresse le bilan des pays du subcontinent ; mais, bien plus que cela, il mène un travail approfondi sur l’histoire. Il la redéfinit ; la démythifie en l’amputant du « H » qui lui donne des airs hautains. Pour cet écrivain « History » n’est pas distincte de « story ». Mieux encore, elle est synonyme de « stories ».
C’est là l’une des convictions des théoriciens du postmodernisme tels que Linda Hutcheon par exemple. En effet, l’histoire, vue à travers le prisme postmoderniste, apparaît comme un fait de langage ; un discours semblable à tous les autres discours. Toutefois, même si Rushdie partage cette vue, il en démontre la justesse par ses propres arguments. L’appellation « postmoderniste » a quelque peu tendance à occulter la spécificité des écrivains. Or, dans le cas de Rushdie, la question de la spécificité a son importance parce qu’il fait partie de ces auteurs qui s’adressent au colonisateur dans sa propre langue, pour paraphraser l’expression d’Édouard Glissant.
Alors, en tant qu’écrivain venant d’une ancienne colonie britannique, comment Rushdie prend-t-il sa place au sein du cercle postmoderniste, souvent perçu comme étant euro-centriste ? En quoi consiste son travail sur l’histoire ? Et où réside son originalité ? Telles sont les questions auxquelles je vais tenter de répondre dans le présent travail.
Je pourrais d’ores et déjà avancer quelques éléments de réponses. Rushdie repense l’histoire officielle en dynamitant son unicité. C’est sous la forme de « stories » qu’elle apparaît dans ses romans. Cet écrivain exploite la dimension actualisante de l’acte énonciatif. Il fait de l’histoire le produit du dire de ses personnages et de celui de ses romans.
Rushdie redéfinit l’histoire en la pluralisant mais il la redéfinit aussi en lui faisant subir un certain nombre de déviations. En fait, il la mêle à tout ce dont elle se démarque habituellement. Dans Midnight’s Children, par exemple, il ironise sur sa prétendue précision scientifique en émaillant le récit du personnage principal d’erreurs et de doutes. Il la réconcilie aussi avec la mémoire, et cela en privilégiant dans ses romans les versions issues des souvenirs de ses personnages. D’autre part, il met à nu ses liens avec l’imagination, nous révélant ainsi son caractère purement représentationnel. Rushdie poursuit ce travail sur l’histoire en l’associant aux rumeurs et aux traditions populaires comme les mythes, les contes et les légendes.
Par ailleurs, une partie du travail de cet écrivain sur l’histoire consiste à déconstruire les schémas classiques du discours historique et du discours réel, cela en prêtant à l’un les caractéristiques de l’autre. Dans Midnight’s Children, il rend réel le fictif alors que dans Shame il semble faire le contraire. Dans Shalimar the Clown, en revanche, il conjugue les éléments des deux discours. Ces trois romans présentent trois façons différentes de traiter l’histoire, c’est pour cela que je les ai choisis. Dans les lignes qui vont suivre je vais marquer un arrêt sur chacun d’eux afin de montrer comment Rushdie y négocie le rapport entre le discours fictif et le discours historique.
1) Midnight’s Children : subvertir l’histoire
Dans Midnight’s Children, son narrateur, Saleem Sinai, fait subir à l’histoire des inversions qui poussent le lecteur à réfléchir sur l’essence même de ce qu’est un événement historique. Les techniques qu’il déploie sont nombreuses mais l’objectif reste le même : elles visent toutes à ce qu’il appelle « deflate the great ballooning fantasy of history and bring it down to a more manageably human scale » (p. 345).
Saleem procède par exemple en mettant en valeur les événements insignifiants et en atténuant l’importance des événements historiques, comme c’est le cas dans le passage où il évoque le massacre d’Amritsar. Dans ce passage, c’est sur l’action faite par son grand-père Aziz qu’il met l’accent, pas sur l’arrivée de R. E. Dyer sur le terrain : « Aziz penetrates the heart of the crowd, as Brigadier R. E. Dyer arrives at the entrance to the alleyway, followed by fifty crack troops » (p. 36). L’arrivée de l’officier anglais sert de simple repère à l’action accomplie par Aziz.
En fait, dans ce roman, l’intrigue est construite à partir d’un mélange de l’historique et de l’ordinaire. Saleem nous annonce dans l’incipit que son récit prendra la forme de « a commingling of the improbable and the mundane » (p. 9). Il fait coïncider des événements tout à fait banals avec des événements historiques et cela grâce aux catégories grammaticales de la langue.
Ainsi, Saleem fait coïncider sa naissance avec l’indépendance de l’Inde : « at the precise instant of India’s arrival at independence, I tumbled forth into the world » (ibid.). En la juxstaposant à l’indépendance de son pays, Saleem donne à sa naissance la dimension d’un événement et se positionne d’emblée comme un individu singulier.
Saleem associe aussi les instants précédant sa venue au monde à des événements politiques : « While astrologers make frantic representations to Congress Party bosses, my mother lies down for her afternoon nap. While Earl Mountbatten deplores the lack of trained occultists on his General Staff, the slowly turning shadows of a ceiling fan caress Amina into sleep » (p. 109). Dans ce passage Saleem établit le contexte politique dans lequel sa naissance a eu lieu. La synchronisation lui permet d’embarquer dans le train de l’histoire. Il y a recours une nouvelle fois lorsqu’il raconte la naissance de son fils. Il synchronise l’accouchement de sa femme, Parvati, avec l’instauration de l’état d’urgence par Indira Ghandi : « while Prime Minister [Indira Ghandi] was refusing to resign, although her convictions carried with them a mandatory penalty barring her from public office for six years, the cervix of Parvati-the-witch, despite contractions as painful as mule-kicks, obstinately refused to dilate » (p. 417). En associant ainsi la naissance de son fils à des événements politiques importants, il l’inscrit dans l’histoire et lui donne une dimension extraordinaire. Ainsi, grâce à des conjonctions de coordination et des adverbes, Rushdie imbrique la vie de ces personnages dans la vie politique de l’Inde.
Une autre technique que Rushdie expérimente à travers son narrateur consiste à se saisir des dates qui font partie de l’histoire collective, afin de les utiliser comme repères pour son récit. Saleem détourne ces dates des événements historiques auxquels elles sont habituellement associées pour leur donner une signification personnelle. Ainsi, l’année 1918 est évoquée non pas parce qu’elle marque la fin de la Première Guerre Mondiale, mais parce que c’est l’année où sa grand-mère développe une migraine qui lui permet de montrer son visage à son futur mari : « On the day the World War ended, Naseem developed the longed-for headache » (p. 27). Saleem ne mentionne que brièvement le conflit mondial.
Vers la fin du roman, il nous dit que la date du 26 janvier, qui correspond habituellement à la fête « The Republic Day », a pris pour lui un tout autre sens : « For me, however, the day holds another meaning ; it was on Republic Day that my conjugal fate was sealed ». (p. 414). En assignant une autre signification à cette date, Saleem se l’approprie.
Saleem établit aussi des parallèles improbables entre les événements et les situations : « Far away the Great war moved from crisis to crisis, while in the cobwebbed house Doctor Aziz was also engaged in a total war against his sectioned patient’s inexhaustible complaints » (p. 25). On assiste ici à une juxtaposition de l’ordinaire et de l’extraordinaire, du local et de l’international.
Par ailleurs, Saleem tourne en dérision le mode employé dans le roman historique en ayant recours à l’amplification. Il soumet les événements de la vie quotidienne à un miroir grossissant ; cela leur donne une sorte de dimension historique. Les passages où il fait cela sont fréquents. On pense à celui dans lequel il nous décrit comment Aadam Aziz perd la foi : « Forward he bent, and the earth, prayer mat-covered, curved up towards him. And now it was the tussock’s time […] And my grandfather, lurching upright, made a resolve. Stood. Rolled cheroot. Stared across the lake. And was knocked forever into that middle place » (p. 12). Saleem s’attarde sur cet incident et le prolonge parce qu’il est à l’origine de la perte de foi de son grand-père.
Il ironise aussi sur l’histoire en intégrant dans les moments les plus solennels un événement insignifiant. Dans le passage où il raconte la mise en scène et la préparation du coup d’État au Pakistan, il amortit la solennité du moment en montrant le fils du général Zulfikar pissant dans son pantalon (p. 290). Mais dans le fait même d’utiliser des pots d’épices pour mimer une action historique, il y a une volonté de la part de l’auteur de tourner en dérision l’histoire.
Ainsi, dans ce roman, Rushdie convie les gens ordinaires au grand spectacle de l’histoire. Il les y intègre en imbriquant leurs vies dans celle de l’Inde. Par le biais de son narrateur, il « historicise » le discours de fiction. La conclusion à laquelle on aboutit en lisant ce roman est que la fiction et l’histoire ne diffèrent pas tant l’une de l’autre.
2) Shame, ou comment fictionnaliser le réel
Alors que le narrateur de Midnight’s Children fait tout pour nous convaincre de la véracité de son récit, le narrateur de Shame, lui, veut à tout prix éviter que nous fassions un quelconque rapport entre le pays dont il parle dans son récit et le Pakistan. Son récit est purement imaginaire, ne cesse-t-il de nous répéter. Mais voilà, plus il nous répète cela, moins on a envie de le croire. Le réel qu’il tente de déguiser sous son palimpseste fictif « refuses to be suppressed », pour reprendre l’une de ses expressions.
En fait, nous n’avons aucune raison de douter de la fiabilité de ce narrateur. Contrairement à Saleem qui souffre de craquelures qui affectent ses jugements, lui, ne souffre d’aucun mal qui pourrait compromettre son raisonnement. Aussi, le fait qu’il ne prenne pas part dans l’action renforce sa crédibilité. Ses jugements paraissent objectifs. Ce n’est pas le cas de ceux de Saleem. Rushdie a délibéremment fait de ce dernier « an unreliable narrator ».
En réalité, le narrateur de Shame sait que nous n’allons pas le croire. S’il répète sans cesse que son histoire est fictive, c’est pour nous inciter à croire le contraire. En fait, son récit est empreint d’ironie. Mais ceci n’est pas sans raison. Il y a recours afin de contourner la censure qui prévaut au Pakistan. Dès le début du roman, il souligne ce climat de censure qui règne dans ce pays. À propos du quartier où résident ses parents, « The Defence », il nous dit : « The air there is full of unasked questions » (p. 27). Selon lui, la suspicion est présente jusque dans les cafés et les maisons. Sa tentative d’avoir des informations sur l’exécution de Zulfikar Ali Bhutto auprès de son ami est d’ailleurs restée vaine : « only half the question got past my lips ; the other half joined the area’s many unasked queries » (ibid.). Le narrateur revient encore sur cette censure quelques chapitres plus loin : « Well there were a few voices saying, if this is a country we dedicated to our God, what kind of God is it that permits - but these voices were silenced before they had finished their questions, kicked on the shins under tables […] because there are things that cannot be said » (p. 82). Même les personnages de son récit s’auto-censurent. Le non-dit pèse sur eux comme un poids secret.
On comprend donc pourquoi ce narrateur tient tant à nier toute référence au Pakistan dans ce passage : « The country in this story is not Pakistan, or not quite […] My story, my fictional country exists, like myself, at a slight angle to reality » (p. 29). Un peu plus loin, on l’entend nous dire ce qui serait advenu de son roman si c’était un roman réaliste. Il se réjouit du fait qu’il ne contienne pas de « matière réaliste » qui pourrait lui causer du tort :
By now, if I had been writing a book of this nature […] The book would have been banned, dumped in the rubbish bin, burned. All that effort for nothing ! Realism can break a writer’s heart. Fortunately, however, I am only telling a sort of modern fairy-tale, so that’s all right ; nobody need get upset, or take anything I say too seriously. No drastic action need be taken, either. What a relief ! (p. 70)
Toutefois, malgré les précautions que Rushdie fait prendre à son narrateur, Shame sera quand même interdit au Pakistan. Mais qu’à cela ne tienne : l’espace d’un récit, il parvient à échapper à la censure. Et cela en partie grâce à l’ironie. Celle-ci lui permet de faire cet « off-centering » dont il parle dans le premier chapitre du roman. Elle lui sert de langage codé à travers lequel il communique avec nous. Il en use dans sa façon de décrire ses personnages, notamment Raza Hyder et Iskander Harappa. Afin de faire diversion, il fonce leurs traits ; mais il prend au même temps le soin de donner suffisamment d’indices pour que nous reconnaissions en eux les caricatures de Zia Ul Haq et de Zulfikar Ali Bhutto, les deux dirigeants du Pakistan. Je reviendrai avec un peu plus de détails sur l’usage de l’ironie dans les romans dans la deuxième section de cette partie.
Afin de maintenir cette distance avec le réel, le narrateur a recours à des repères spatio-temporels lointains et indéfinis. Ainsi, il nous dit au début du roman que son histoire a lieu au 14ème siècle : « All this happened in the fourteenth century » (p. 13), avant de préciser : « I’m using the Hegirian calendar, naturally : don’t imagine that stories of this type always take place longlong ago » (ibid.). Le choix du calendrier hégirien peut être expliqué par la volonté du narrateur de souligner, à la fois, l’emprise de la religion sur le Pakistan et l’archaïsme des pratiques de ses dirigeants.
Mais les repères temporels restent rares dans Shame, contrairement à Midnight’s Children qui est truffé de dates. En effet, le narrateur ne fait quasiment mention d’aucune date. Même lorsqu’il réfère à des événements importants il ne précise pas la date à laquelle ils ont eu lieu : « This was the time immediately before the famous moth-eaten partition that chopped up the old country and handed Al-Lah a few insect-nibbled slices of it » (p. 61), se contente-t-il de nous dire pour situer l’assassinat de Mahmoud the Woman. De plus, aucune référence n’est faite aux événements se déroulant sur la scène internationale. Dans Midnight’s Children, l’on se souvient, ceux-ci permettent à Saleem d’ancrer encore plus son récit dans le réel. Shame est un roman sur un pays renfermé sur lui-même.
Le narrateur choisit aussi des lieux éloignés pour situer son intrigue. L’action se déroule principalement à Nishapur et Mohenjo, deux anciennes villes du Pakistan. Comme c’est le cas avec l’usage du calendrier hégirien, l’usage de lieux anciens vise à établir une distance avec le réel. Le narrateur veut brouiller les pistes : il ne parle pas du Pakistan puisque ces villes n’existent plus maintenant.
Quand il ne situe pas l’action dans un lieu éloigné dans le temps, le narrateur utilise des lieux sur lesquels il ne donne que peu de détails. Ainsi, il désigne la ville où Nishapur se trouve uniquement par la lettre Q. Aux lecteurs qui seraient tentés d’y voir une référence à Quetta, la ville pakistanaise, il dit ceci : « Q. is not really Quetta at all » (p. 29). Divulguer le nom de cette ville en entier risque de donner à son récit une dimension réaliste. Chose qu’il ne veut pas. Mais en désignant cette ville seulement par sa lettre initiale, il donne un caractère universel à son récit. Il laisse la possibilité au lecteur d’appliquer ce qu’il lit à d’autres pays.
D’autre part, le narrateur de Shame pousse sa distanciation du réel jusqu’à inclure des lieux qui n’existent pas. C’est le cas de la chaîne de montagnes qui entoure la ville de Q. : « The Impossible Mountains ». Selon lui, ces montagnes sont introuvables sur les atlas : « The impossible Mountains : you will not find that name in your atlases, no matter how large-scale. Geographers have their limitations » (p. 23). À travers l’usage de lieux qui n’existent pas, le narrateur pousse le processus de distanciation du réel à l’extrême.
En fait, le narrateur n’évoque des lieux réels que dans le récit-cadre. Dans le récit secondaire, il use de subterfuges pour les désigner. Ainsi, pour évoquer le Pakistan, il utilise les expressions suivantes : « Al-Lah’s new country » (p. 61) ou « the moth-eaten land of God » (p. 67), ou encore « our holy new land » (p. 79). Il en fait de même pour les autres pays. Il utilise l’expression « the old country » pour désigner l’Inde (p. 61) et « the East Wing » pour parler du Bengladesh (p. 179).
Il a recours au même stratagème pour référer aux communautés religieuses de son pays. Il appelle les musulmans « the one-godly » (p. 61) ou « the godly » (p. 63) et les hindous, « the washers of stone-gods » (p. 61) ou « the stone-godly » (ibid.). Le narrateur évite tout indice qui compromettrait le caractère fictif de son récit. Comme pour les lieux, les personnes réelles n’apparaissent que dans le récit-cadre. Lorsqu’il nous raconte sa visite au quartier « The Defence », il cite ouvertement le nom de Zulfikar Ali Bhutto. Dans le récit-cadre, il ne cherche pas à dissimuler les indices référentiels.
En fait, l’attitude du narrateur dans son récit est assez ambivalente. À y regarder de plus près, on remarque qu’il oscille entre le réel et le fictif, et cela même dans le récit secondaire. Dans le premier chapitre, il affirme : « The country in this story is not Pakistan, or not quite. There are two countries, real and fictional, occupying the same space, or almost the same space » (p. 29, italiques ajoutés). Ainsi, il est dans un entre-deux, entre l’imaginaire et le réel. Lorsqu’il dit : « My view is that I am not only writing about Pakistan » (ibid.), il laisse entendre qu’il écrit aussi sur le Pakistan. De même, quand il dit : « I build imaginary countries and try to impose them on the ones that exist » (p. 87). « (T)he one (s) that exist » ou ce qu’il appelle à la page suivante « My story’s palimpsest-country » (p. 88) est précisément le Pakistan. De plus, Peccavistan, le nom qu’il donne à ce pays imaginaire dont il parle rappelle celui du pays dont il prétend ne pas parler.
Sciemment ou non donc, ce narrateur parsème son récit d’indices qui nous encouragent, nous lecteurs, à le prendre comme un récit sur le Pakistan. Le fait qu’il nous dise par exemple ce qui a inspiré le personnage de Sufyia Zinobia est très significatif. Cela nous pousse à vouloir chercher d’éventuelles sources d’inspiration pour les autres personnages. Pour construire le personnage de Sufyia Zinobia, il nous dit qu’il s’est servi de trois faits divers. Le premier concerne un père pakistanais qui a tué sa propre fille le jour où il a découvert qu’elle avait une liaison avec un garçon blanc (pp. 115-116). Le deuxième parle d’une jeune fille asiatique qui a été agressée par un groupe de garçons dans le métro londonien (p. 117). Quant au troisième, il s’agit d’un homme qui avait emmagasiné en lui tellement de violence que les flammes ont fini par jaillir de son corps (ibid.). Selon les dires du narrateur, ce sont là tous des faits réels.
Rien ne nous empêche donc de penser que les personnages d’Iskander Harappa et de Raza Hyder lui aient été inspirés par Zulfikar Ali Bhutto et Zia Ul Haq. D’autant plus que le parcours de ces deux personnages est, à quelques détails près, identique à celui des deux hommes politiques. Le coup d’état que Raza Hyder fomente contre Iskander Harappa est le même que celui que Zia a comploté contre Bhutto. L’annulation répétée des élections par Raza Hyder ainsi que sa campagne d’islamisation sont également des faits imputés à Zia Ul Haq quand celui-ci était au pouvoir. C’est le fait qu’il les compare à Danton et à Robespierre (pp. 240-241) - qui sont deux figures historiques réelles - qui nous encourage à faire ce lien.
Ce n’est que vers la fin du roman que le narrateur se débarrasse du masque de la fiction. L’islamisation du pays initiée par Raza suscite chez lui une vive réaction. Il s’oppose à tout amalgame entre le Pakistan et l’Iran : « Pakistan is not Iran. This may sound like a strange thing to say about the country which was, until Khomeini, one of the only two theocracies on earth (Israel being the other one), but it’s my opinion that Pakistan has never been a mullah-dominated society » (p. 251). Ce passage, tout comme celui où il parle de sa situation d’émigré, se démarque du reste du texte car ce narrateur y donne l’impression de se confondre avec l’auteur.
Cependant il reprend son rôle de narrateur quand il évoque la chute de Raza Hyder à la fin du roman : « Well, well, I mustn’t forget I’m only telling a fairy-story. My dictator will be toppled by goblinish, faery means » (p. 257). La manière dont il met fin à la carrière de ce dirigeant lui permet d’écarter tout risque de comparaison avec Zia Ul Haq. Dans le roman, la chute de Raza est causée par sa propre fille, Sufyia Zinobia.
Enfin, la présence même d’un narrateur dans le roman fait partie des techniques que l’écrivain déploie pour établir une distance entre son récit et le réel. Le narrateur est un bouclier destiné à amortir les attaques d’éventuels détracteurs car, comme il le pressent au tout début du roman, certains ne manqueront pas de contester sa légitimité. Il imagine d’ailleurs leur discours : « Poacher ! Pirate ! We reject your authority. We know you, with your foreign language wrapped around you like a flag : speaking about us in your forked tongue, what can you tell but lies ?» (p. 28, italiques dans le texte).
En somme, malgré les dénégations répétées du narrateur, Shame est un roman « réaliste ». Les nombreux détours et subterfuges dont il use ne servent qu’à l’ancrer davantage dans le réel. D’ailleurs, la fiction ne peut pas ne pas emprunter au réel. Dans son ouvrage intitulé Fiction et Diction, Gérard Genette écrit ceci : « le ‘discours de fiction’ est en fait un patchwork, ou un amalgame plus ou moins homogénéisé d’éléments hétéroclites empruntés pour la plupart à la réalité […] la fiction n’est guère que du réel fictionnalisé » . C’est le cas de Shame du moins. Le roman parle de la situation du Pakistan en prenant le soin de se donner les allures d’un récit fictif.
3) Shalimar the Clown, ou l’histoire sans fard
Shalimar the Clown se distingue des deux autres romans par son ton à la fois franc et grave. Rushdie y aborde le conflit du Cachemire. La gravité de la situation qui prévaut dans ce pays impose le choix d’un langage clair et sans ambages. Le Cachemire se retrouve pris entre deux ennemis jadis frères : l’Inde et le Pakistan. Du premier, il subit l’occupation militaire et du second, le fanatisme religieux. Cependant, Shalimar the Clown n’est pas seulement une chronique sur une région en crise. C’est aussi un portrait parlant de l’époque dans laquelle nous vivons et un récit palpitant sur la Résistance française durant la Seconde Guerre Mondiale.
Le personnage de Max Ophuls est un homme de son temps. Sa position d’ambassadeur lui permet de voir de près les tumultes qui agitent le monde. Mais malgré son désenchantement, il s’efforce de rester optimiste. Il a l’espoir qu’un jour les U.S.A. et l’U.R.S.S. tourneront la page de la haine et contribueront à construire un monde sans frontières. Il est convaincu aussi que l’Inde et le Brésil seront les nouvelles puissances qui mettront un terme à l’hégémonie américaine (p. 20). Pour lui, l’idée du centre est obsolète : « The idea of the centre was in his view outdated, oligarchic, an arrogant anachronism. To believe in such a thing was to consign most of life to the periphery, to marginalise and in doing so to devalue » aime-t-il dire à sa fille India (p. 21). À travers le discours de Max c’est le discours des postmodernistes que l’on entend. Il nous rappelle ce que dit Linda Hutcheon dans son livre A Postmodern Reader. Pour cette théoricienne, le lieu de l’énergie et de la créativité n’est plus le centre mais la périphérie : "The center no longer completely holds ; from the decentered perspective, the ‘marginal’ and the ex-centric (be it in race, gender or ethnicity) take on a new significance in the light of the implied recognition that our culture is not really the homogeneous monolith (i.e. male, white, Western) we might have assumed."
Dans ce roman, l’auteur reprend les idées de son époque et les attribue à ses personnages. En faisant cela, il ancre son roman dans son contexte et lui donne une dimension réaliste.
Après cet aperçu sur notre époque, Rushdie nous embarque au cœur de la Résistance française durant la Seconde Guerre Mondiale pour nous faire découvrir le passé de résistant de son personnage. Max a vingt-neuf ans lorsque les Allemands s’emparent de l’Alsace, en 1939. Dès leur arrivée dans la région, il rejoint les rangs de Combat Étudiant, un groupe de résistance dirigé par Jean-Paul Cauchi et basé à l’université de Strasbourg. Compte tenu de ses connaissances dans l’imprimerie, Max est transféré à la Section de Propagande où il est chargé de fabriquer de faux papiers pour les militants de la Résistance. Bientôt, Combat Étudiant s’allie à des réseaux de renseignements comme les Mithridate et l’ORA (p. 162). Mais suite à la trahison de l’un de leurs membres, George Mathieu, ces groupes sont quasiment anéantis par l’antenne de la Gestapo installée à Clermont-Ferrand par le capitaine Hugo Geissler. Rushdie rapporte cela dans le roman : « That November, SS captain Hugo Geissler set up a Gestapo ‘antenna’ in Clermont-Ferrand […] Many Resistance groups — the Mithridate, the ORA — were smashed and their leaders seized thanks to Mathieu’s treason » (p. 163).
La trahison de George Mathieu est un épisode vrai de la Résistance. Henri Noguères et Marcel Degliame-Fouché la racontent dans leur ouvrage : « Quant à la Gestapo, ‘son exploit’ le plus marquant, en novembre 1943, c’est certainement à Clermont-Ferrand qu’elle l’accomplit, avec l’aide, là encore, d’un traître, d’un ex-résistant ‘retourné’ : George Mathieu » .
Ursula Brendt, que Rushdie évoque dans le roman, fut aussi une figure marquante de la Résistance. Dans Shalimar the Clown, elle est séduite par Max qui réussit à lui soutirer des informations importantes sur la Gestapo. Grâce à ces informations, le M.U.R. parvient à organiser une riposte contre l’organisation allemande.
Rushdie mentionne également la ligne d’évasion anglaise, « The Pat Line » (p. 167), créée à Marseille par Ian Garrow et Pat O’Leary. Cette ligne avait pour mission d’aider les soldats alliés à s’évader des territoires occupés. La plupart des noms que Rushdie évoque en relation avec cette ligne sont des noms de personnes ayant réellement existé. Ian Garrow, Pat O’Leary, Elisabeth Haden-Guest, Dr George Rodocanachi figuraient tous parmi les membres actifs de ce réseau. Rushdie s’est beaucoup documenté pour construire cet épisode du roman.
Il s’est également inspiré du réel dans les passages où il parle de la situation au Cachemire. Son personnage, Max, se livre sur un plateau de télévision à un discours sur ce que ce petit pays endure à cause du conflit entre l’Inde et le Pakistan : « in the unambassadorial language of a gospel-pulpit fire-eater […] Max ranted against fanaticism and bombs […] He spoke too of the tragedy of the pandits, the Brahmins of Kashmir, who were being driven from their homeland by the assassins of Islam » (p. 28, italiques dans le texte). Par le biais Max, Rushdie dresse un état des lieux alarmant sur cette région du subcontinent. Max a eu l’occasion de constater de visu la gravité de la situation durant l’exercice de ses fonctions en tant qu’ambassadeur. Il s’est rendu à la Ligne de Contrôle qui marque la frontière entre les territoires de l’Inde et ceux du Pakistan au Cachemire.
Avant l’intrusion de ces deux pays dans le Cachemire, les liens entre les communautés musulmane et hindoue étaient harmonieux. L’auteur évoque cette entente à travers Shalimar lorsque ce dernier repense à sa relation avec Boonyi : « The words Hindu and Muslim had no place in their story, he told himself. In the valley these words were merely descriptions, not divisions. The frontiers between the words, their hard edges, had grown smudged and blurred. This was how things had to be. This was Kashmir » (p. 57).
Les deux communautés vivaient selon le principe de « Kashmiryat, Kashmiriness, the belief that at the heart of Kashmiri culture there was a common bond that transcended all other differences. » (p. 110, italiques dans le texte). De plus, elles étaient unies par les traditions artistiques et culinaires qu’elles partageaient. En effet, durant les grandes occasions, les musulmans et les hindous avaient pour habitude de se rassembler autour du banquet des trente-six plats et les représentations de cirque et de théâtre. Les deux religions coexistaient dans la paix. Mieux, elles se mélangeaint l’une avec l’autre. Rushdie revient sur ce point dans l’entretien qu’il a accordé au journal Libération en octobre 2005 : « Au Cachemire, l’islam n’a pas une allure monothéiste, il a l’air un peu hindou, de même que l’hindouisme y a l’air un peu musulman » .
Le conflit du Cachemire remonte au départ des Anglais de l’Inde, en 1947. Le statut de ce petit état autonome n’était pas déterminé. Le maharaja ne savait pas s’il devait rejoindre l’Inde ou le Pakistan. Ce dernier estimait que le Cachemire lui revenait de droit à cause de sa population majoritairement musulmane. L’Inde, en revanche, jugeait que c’était au maharaja de trancher. Celui-ci fut contraint de prendre une décision lorsque les Kabailis pakistanais menèrent une attaque sur Srinagar. Victoria Schofield, spécialiste de la région du subcontinent indien, mentionne cet événement dans son étude sur le Cachemire : « The invasion of large numbers of tribesmen from the North-West Frontier of Pakistan into Kashmir forced a decision on him [the Maharaja] ». Le maharaja sollicita l’aide militaire de l’Inde mais Nehru refusa toute intervention sans l’annexion préalable du territoire de Jammu et Cachemire à son pays : « In order to receive military assistance from India, Hari Singh was obliged to accede to the Indian Dominion », écrit Schofield. Ce n’est qu’à ce moment-là que l’Inde envoya ses troupes défendre le Cachemire. Rushdie revient dans son roman sur l’indécision du maharaja et l’attaque des Kabailis (pp. 85-86).
Lors de leur invasion, les militants pakistanais commirent de nombreux sabotages, dont celui de la centrale électrique de Srinagar. Rushdie rapporte cet événement dans ce passage : « the power station at Mohra was blown to bits by the Pakistani irregular forces and the whole city and region of Srinagar was plunged into complete darkness » (p. 88). Cet acte de sabotage figure aussi dans le livre de Schofield : « At Mahura there was a large power house and a power failure temporarily plunged Srinagar into darkness, creating a sense of impending doom ».
Cependant, l’intrusion de l’armée indienne au Cachemire ne s’est pas faite sans susciter des inquiétudes auprès de la population locale. C’est à travers le colonel Kachhwaha et ses troupes que Rushdie met en scène cette présence militaire de l’Inde au Cachemire. Ce dernier installe son camp à quelques encablures du village de Pachigam. Les habitants surnomment ce camp " Elasticnagar », à cause de son élargissement incessant. Pour le colonel, le Cachemire est une partie intégrante de l’Inde : « Kashmir was an integral part of India » (p. 96). Il est ulcéré lorsque le slogan « Kashmir for the Kashmiris » parvient à ses oreilles (p. 101). Pour lui ce slogan est « a moronic idea » (ibid.).
Rushdie évoque aussi dans le roman les mouvements de lutte pour la libération du Cachemire, comme « The Jammu and Kashmir National Liberation Front », connu pour ses offensives contre l’armée indienne et pakistanaise. Voici ce qu’il écrit au sujet de ce groupe : « Two nationalist leaders, Amanullah Khan and Maqbool Butt, had formed an armed group called The Jammu and Kashmir Liberation Front and had crossed the ceasefire line from what they called Azad Kashmir into the Indian sector to launch a number of surprise raids on army positions and personnel » (p. 230). Victoria Schofield cite ce groupe dans son ouvrage : « In 1965 Amanullah Khan, Maqboul Butt, and several others had joined together to form a political party in Azad Kashmir […] The armed Wing, which gained greater notoriety, was called Jammu and Kashmir Liberation Front ». Ceci montre encore une fois à quel point le roman de Rushdie est documenté.
Parmi les offensives menées par ce groupe, et que cet écrivain rapporte dans son roman, il y a le détournement par les cousins Qureshi de l’avion « The Fokker Friendship », de la compagnie indienne (p. 246). Après avoir libéré ses passagers, les deux militants font exploser l’avion et se rendent aux autorités pakistanaises. Ces faits sont, eux aussi, mentionnés dans l’étude de Schofield : « In January 1971 an Indian airlines plane,‘Ganga’, en route from Srinagar to New Delhi, was hijacked by two Kashmiri youths […] The plane was diverted safely to Lahore, the twenty-six passengers were allowed to leave and it was subsequently blown up ». Ce détournement n’est donc pas un événement fictif, il a réellement eu lieu.
Parallèlement, Rushdie aborde le phénomène du fanatisme religieux qui est apparu dans la région. Il suggère la responsabilité de l’Inde dans son émergence dans ces lignes : « The Indian army had poured military hardware of all kinds into the valley […] The men who were miraculously born from these rusting war metals, who went out into the valley to preach resistance and revenge, were saints of an entirely new kind. They were the iron mullahs » (p. 115). Bulbul Fakh est le premier à faire son apparition à Shirmal. Sous son influence, les relations entre la communauté musulmane et la communauté hindoue se détériorent très vite. Il devient le chef d’un groupe terroriste. Il agrémente son enseignement sur les techniques de combat avec des prêches au cours desquels il distille la haine contre ceux qu’il appelle « the Infidels », les occidentaux : « The infidel believes that the world is his. But we shall drive him from his redoubts and cast him into darkness and live in Paradise and rejoice as he plunges into fire », promet-il dans chaque prêche (p. 267). C’est sous son aile que Shalimar fait ses armes en tant que terroriste. Une fois qu’il fait ses preuves, celui-ci est envoyé en Algérie pour assassiner un écrivain considéré par les islamistes comme « a godless man, a writer against God, who spoke French and had sold his soul to the West » (p. 274). L’écrivain en question est Tahar Djaout. Rushdie confirmera cela dans son interview à l’Express de septembre 2005.
Cependant Rushdie ne manque pas d’attirer l’attention sur les massacres commis par l’armée indienne au Cachemire. Dans le roman, le colonel Kachhwaha et ses hommes mettent à sac la localité de Pachigam (p. 308). Les exactions de l’armée indienne contre la population cachemirie sont souvent passées sous silence par les autorités officielles. Mais dans son interview à Qantara, Rushdie affirme que des violences semblables à celles qu’il rapporte dans son roman ont déjà eu lieu : "the violence really is documentary, many of the cases referred to in the book about attacks on this village and that village and what happened there, etc. concerning attacks by both the Indian army and from jihadists. It is an attempt to say this really happened. The particular attack on the fictional village of Pachigam [Boonyi's and Shalimar's village], that, obviously, is dramatized and fictionalised. But many such things really have happened. "
Le Cachemire n’est pas inconnu à Rushdie. C’est la terre de ses grands-parents et il y passait ses vacances lorsqu’il était jeune. C’est pour cela qu’il veut attirer l’attention sur ce qui se passe là-bas. Shalimar the Clown est ce que l’on pourrait appeler un roman engagé. C’est un cri d’alarme poussé par l’écrivain. Il vise à sensibiliser l’opinion sur la gravité de la situation qui prévaut dans cette région. Contrairement aux deux autres romans, Shalimar the Clown est très documenté, comme Rushdie le dit lui-même ici : "I just thought that when I'm going to take on that subject, general knowledge will not do. I have to get as much knowledge as I can get and then allow imagination to take over. So I would strongly suggest not to read the book purely as journalism. But in general, in the spirit I would say it is a truthful portrait of what's going on there".
Ce n’est pas tout à fait un compte rendu journalistique puisque le roman comporte aussi des événements fictifs. Mais à certains endroits il prend la forme d’un rapport documentaire. L’auteur fournit tous les détails nécessaires à la compréhension des situations qu’il met en scène. Nous venons de le voir (à travers l’ouvrage de Victoria Schofield et les déclarations qu’il a faites dans les revues), les événements qu’il reprend dans le roman sont pour la plupart réels. Rushdie ne cherche pas à dissoudre le réel dans la fiction. En fait, on découvre dans ce roman une écriture en prise directe avec le réel. La vision que l’écrivain se fait de son art dans ce roman est exprimée par son personnage, India. Celle-ci rêve de faire une carrière dans le domaine du documentaire : « make career in the world of the nonfictional, to make films that insisted […] on the absolute paramountcy of the truth » (p. 353, italiques dans le texte).
Ainsi, dans Shalimar the Clown, Rushdie adopte une approche plutôt directe avec le réel. De plus, il ne brouille pas les limites entre le discours historique et le discours fictif. Il fait cohabiter des événements historiques avec des événements fictifs sans les confondre. Dans Shame, on l’a vu, il fictionnalise le réel et dans Midnight’s Children, il donne à la fiction les traits d’un récit historique. Cela dit, malgré ces différences, Shalimar the Clown réécrit, lui aussi, l’histoire officielle en révélant des faits occultés par les autorités indiennes et pakistanaises. Car la réécriture de l’histoire ne consiste pas seulement à dire autrement ce qui a été dit, elle consiste aussi à dire ce qui a été tu.
Salman Rushdie : histoires d'histoire
Pour nombre de pays décolonisés, après la reconquête de la terre, il a aussi fallu procéder à une reconquête du texte. En effet, pour la construction de leurs identités en tant que nations indépendantes, il leur était impératif de se réapproprier leur histoire, confisquée par le colonisateur. Or, les écrivains postcoloniaux ont joué un rôle considérable dans ce travail de réappropriation de l’histoire. À travers leurs œuvres, ils ont contribué à recouvrer le passé sur lequel ces nations ont pu échafauder leur avenir. Ils ont aussi redonné à ces nations le sentiment de cohérence qui avait été brouillé par le colonisateur. Cependant, pour ces écrivains, la reconquête de l’histoire ne consiste pas seulement à réécrire celle qui fut écrite par le colonisateur. Il s’agit aussi de fournir d’autres alternatives aux versions proposées par les nouveaux gouvernants.
Salman Rushdie fait partie de ces écrivains. Ses romans traitent à la fois du passé et du présent des pays du subcontinent indien. Ils sortent des marges de la fiction et prennent à bras-le-corps l’histoire officielle. Cependant, les grands remous provoqués par son roman Les Versets sataniques ont occulté cet aspect de son écriture. Contrairement à ce que l’on croit, ce n’est pas seulement la religion qui fait les frais de sa plume incisive. C’est toute l’histoire officielle qui est mise à mal dans ses romans. À l’image de son personnage Saleem Sinai qui, dans Midnight’s Children, se saisit du drap nuptial de ses grands-parents pour se déguiser en fantôme, Rushdie se saisit de tout ce qui se cache sous le voile du sacré pour l’utiliser dans ses fictions. Il est le trublion des têtes bien-pensantes, celles qui aiment le confort que procurent les grandes certitudes. Comme Wee Willie Winkie, un autre de ses personnages, il incarne « the tradition of the fool. Licenced to provoke and tease », même si ses provocations ne sont pas toujours du goût de tout le monde.
Ses trois romans Midnight’s Children (1981), Shame (1983) et Shalimar the Clown (2005), pour ne retenir que ceux-là, se distinguent par leur composante historique et politique importante. Cet écrivain considère l’engagement politique comme une nécessité car, selon lui, laisser le champ libre aux politiciens peut se révéler dangereux. Les politiciens et les écrivains se disputent le même territoire, écrit-il dans sa collection d’essais Imaginary Homelands : « Writers and politicians are natural rivals. Both groups try to make the world in their own images ; they fight for the same territory. And the novel is one way of denying the official, politicians’ version of truth » . Pour lui, re-décrire le monde, le dire autrement, c’est déjà le changer : « it is clear that redescribing a world is the necessary first step towards changing it » . Rushdie croit en la force du verbe, en son effet sur le monde.
Dans les trois romans cités ci-dessus, il dresse le bilan des pays du subcontinent ; mais, bien plus que cela, il mène un travail approfondi sur l’histoire. Il la redéfinit ; la démythifie en l’amputant du « H » qui lui donne des airs hautains. Pour cet écrivain « History » n’est pas distincte de « story ». Mieux encore, elle est synonyme de « stories ».
C’est là l’une des convictions des théoriciens du postmodernisme tels que Linda Hutcheon par exemple. En effet, l’histoire, vue à travers le prisme postmoderniste, apparaît comme un fait de langage ; un discours semblable à tous les autres discours. Toutefois, même si Rushdie partage cette vue, il en démontre la justesse par ses propres arguments. L’appellation « postmoderniste » a quelque peu tendance à occulter la spécificité des écrivains. Or, dans le cas de Rushdie, la question de la spécificité a son importance parce qu’il fait partie de ces auteurs qui s’adressent au colonisateur dans sa propre langue, pour paraphraser l’expression d’Édouard Glissant.
Alors, en tant qu’écrivain venant d’une ancienne colonie britannique, comment Rushdie prend-t-il sa place au sein du cercle postmoderniste, souvent perçu comme étant euro-centriste ? En quoi consiste son travail sur l’histoire ? Et où réside son originalité ? Telles sont les questions auxquelles je vais tenter de répondre dans le présent travail.
Je pourrais d’ores et déjà avancer quelques éléments de réponses. Rushdie repense l’histoire officielle en dynamitant son unicité. C’est sous la forme de « stories » qu’elle apparaît dans ses romans. Cet écrivain exploite la dimension actualisante de l’acte énonciatif. Il fait de l’histoire le produit du dire de ses personnages et de celui de ses romans.
Rushdie redéfinit l’histoire en la pluralisant mais il la redéfinit aussi en lui faisant subir un certain nombre de déviations. En fait, il la mêle à tout ce dont elle se démarque habituellement. Dans Midnight’s Children, par exemple, il ironise sur sa prétendue précision scientifique en émaillant le récit du personnage principal d’erreurs et de doutes. Il la réconcilie aussi avec la mémoire, et cela en privilégiant dans ses romans les versions issues des souvenirs de ses personnages. D’autre part, il met à nu ses liens avec l’imagination, nous révélant ainsi son caractère purement représentationnel. Rushdie poursuit ce travail sur l’histoire en l’associant aux rumeurs et aux traditions populaires comme les mythes, les contes et les légendes.
Par ailleurs, une partie du travail de cet écrivain sur l’histoire consiste à déconstruire les schémas classiques du discours historique et du discours réel, cela en prêtant à l’un les caractéristiques de l’autre. Dans Midnight’s Children, il rend réel le fictif alors que dans Shame il semble faire le contraire. Dans Shalimar the Clown, en revanche, il conjugue les éléments des deux discours. Ces trois romans présentent trois façons différentes de traiter l’histoire, c’est pour cela que je les ai choisis. Dans les lignes qui vont suivre je vais marquer un arrêt sur chacun d’eux afin de montrer comment Rushdie y négocie le rapport entre le discours fictif et le discours historique.
1) Midnight’s Children : subvertir l’histoire
Dans Midnight’s Children, son narrateur, Saleem Sinai, fait subir à l’histoire des inversions qui poussent le lecteur à réfléchir sur l’essence même de ce qu’est un événement historique. Les techniques qu’il déploie sont nombreuses mais l’objectif reste le même : elles visent toutes à ce qu’il appelle « deflate the great ballooning fantasy of history and bring it down to a more manageably human scale » (p. 345).
Saleem procède par exemple en mettant en valeur les événements insignifiants et en atténuant l’importance des événements historiques, comme c’est le cas dans le passage où il évoque le massacre d’Amritsar. Dans ce passage, c’est sur l’action faite par son grand-père Aziz qu’il met l’accent, pas sur l’arrivée de R. E. Dyer sur le terrain : « Aziz penetrates the heart of the crowd, as Brigadier R. E. Dyer arrives at the entrance to the alleyway, followed by fifty crack troops » (p. 36). L’arrivée de l’officier anglais sert de simple repère à l’action accomplie par Aziz.
En fait, dans ce roman, l’intrigue est construite à partir d’un mélange de l’historique et de l’ordinaire. Saleem nous annonce dans l’incipit que son récit prendra la forme de « a commingling of the improbable and the mundane » (p. 9). Il fait coïncider des événements tout à fait banals avec des événements historiques et cela grâce aux catégories grammaticales de la langue.
Ainsi, Saleem fait coïncider sa naissance avec l’indépendance de l’Inde : « at the precise instant of India’s arrival at independence, I tumbled forth into the world » (ibid.). En la juxstaposant à l’indépendance de son pays, Saleem donne à sa naissance la dimension d’un événement et se positionne d’emblée comme un individu singulier.
Saleem associe aussi les instants précédant sa venue au monde à des événements politiques : « While astrologers make frantic representations to Congress Party bosses, my mother lies down for her afternoon nap. While Earl Mountbatten deplores the lack of trained occultists on his General Staff, the slowly turning shadows of a ceiling fan caress Amina into sleep » (p. 109). Dans ce passage Saleem établit le contexte politique dans lequel sa naissance a eu lieu. La synchronisation lui permet d’embarquer dans le train de l’histoire. Il y a recours une nouvelle fois lorsqu’il raconte la naissance de son fils. Il synchronise l’accouchement de sa femme, Parvati, avec l’instauration de l’état d’urgence par Indira Ghandi : « while Prime Minister [Indira Ghandi] was refusing to resign, although her convictions carried with them a mandatory penalty barring her from public office for six years, the cervix of Parvati-the-witch, despite contractions as painful as mule-kicks, obstinately refused to dilate » (p. 417). En associant ainsi la naissance de son fils à des événements politiques importants, il l’inscrit dans l’histoire et lui donne une dimension extraordinaire. Ainsi, grâce à des conjonctions de coordination et des adverbes, Rushdie imbrique la vie de ces personnages dans la vie politique de l’Inde.
Une autre technique que Rushdie expérimente à travers son narrateur consiste à se saisir des dates qui font partie de l’histoire collective, afin de les utiliser comme repères pour son récit. Saleem détourne ces dates des événements historiques auxquels elles sont habituellement associées pour leur donner une signification personnelle. Ainsi, l’année 1918 est évoquée non pas parce qu’elle marque la fin de la Première Guerre Mondiale, mais parce que c’est l’année où sa grand-mère développe une migraine qui lui permet de montrer son visage à son futur mari : « On the day the World War ended, Naseem developed the longed-for headache » (p. 27). Saleem ne mentionne que brièvement le conflit mondial.
Vers la fin du roman, il nous dit que la date du 26 janvier, qui correspond habituellement à la fête « The Republic Day », a pris pour lui un tout autre sens : « For me, however, the day holds another meaning ; it was on Republic Day that my conjugal fate was sealed ». (p. 414). En assignant une autre signification à cette date, Saleem se l’approprie.
Saleem établit aussi des parallèles improbables entre les événements et les situations : « Far away the Great war moved from crisis to crisis, while in the cobwebbed house Doctor Aziz was also engaged in a total war against his sectioned patient’s inexhaustible complaints » (p. 25). On assiste ici à une juxtaposition de l’ordinaire et de l’extraordinaire, du local et de l’international.
Par ailleurs, Saleem tourne en dérision le mode employé dans le roman historique en ayant recours à l’amplification. Il soumet les événements de la vie quotidienne à un miroir grossissant ; cela leur donne une sorte de dimension historique. Les passages où il fait cela sont fréquents. On pense à celui dans lequel il nous décrit comment Aadam Aziz perd la foi : « Forward he bent, and the earth, prayer mat-covered, curved up towards him. And now it was the tussock’s time […] And my grandfather, lurching upright, made a resolve. Stood. Rolled cheroot. Stared across the lake. And was knocked forever into that middle place » (p. 12). Saleem s’attarde sur cet incident et le prolonge parce qu’il est à l’origine de la perte de foi de son grand-père.
Il ironise aussi sur l’histoire en intégrant dans les moments les plus solennels un événement insignifiant. Dans le passage où il raconte la mise en scène et la préparation du coup d’État au Pakistan, il amortit la solennité du moment en montrant le fils du général Zulfikar pissant dans son pantalon (p. 290). Mais dans le fait même d’utiliser des pots d’épices pour mimer une action historique, il y a une volonté de la part de l’auteur de tourner en dérision l’histoire.
Ainsi, dans ce roman, Rushdie convie les gens ordinaires au grand spectacle de l’histoire. Il les y intègre en imbriquant leurs vies dans celle de l’Inde. Par le biais de son narrateur, il « historicise » le discours de fiction. La conclusion à laquelle on aboutit en lisant ce roman est que la fiction et l’histoire ne diffèrent pas tant l’une de l’autre.
2) Shame, ou comment fictionnaliser le réel
Alors que le narrateur de Midnight’s Children fait tout pour nous convaincre de la véracité de son récit, le narrateur de Shame, lui, veut à tout prix éviter que nous fassions un quelconque rapport entre le pays dont il parle dans son récit et le Pakistan. Son récit est purement imaginaire, ne cesse-t-il de nous répéter. Mais voilà, plus il nous répète cela, moins on a envie de le croire. Le réel qu’il tente de déguiser sous son palimpseste fictif « refuses to be suppressed », pour reprendre l’une de ses expressions.
En fait, nous n’avons aucune raison de douter de la fiabilité de ce narrateur. Contrairement à Saleem qui souffre de craquelures qui affectent ses jugements, lui, ne souffre d’aucun mal qui pourrait compromettre son raisonnement. Aussi, le fait qu’il ne prenne pas part dans l’action renforce sa crédibilité. Ses jugements paraissent objectifs. Ce n’est pas le cas de ceux de Saleem. Rushdie a délibéremment fait de ce dernier « an unreliable narrator ».
En réalité, le narrateur de Shame sait que nous n’allons pas le croire. S’il répète sans cesse que son histoire est fictive, c’est pour nous inciter à croire le contraire. En fait, son récit est empreint d’ironie. Mais ceci n’est pas sans raison. Il y a recours afin de contourner la censure qui prévaut au Pakistan. Dès le début du roman, il souligne ce climat de censure qui règne dans ce pays. À propos du quartier où résident ses parents, « The Defence », il nous dit : « The air there is full of unasked questions » (p. 27). Selon lui, la suspicion est présente jusque dans les cafés et les maisons. Sa tentative d’avoir des informations sur l’exécution de Zulfikar Ali Bhutto auprès de son ami est d’ailleurs restée vaine : « only half the question got past my lips ; the other half joined the area’s many unasked queries » (ibid.). Le narrateur revient encore sur cette censure quelques chapitres plus loin : « Well there were a few voices saying, if this is a country we dedicated to our God, what kind of God is it that permits - but these voices were silenced before they had finished their questions, kicked on the shins under tables […] because there are things that cannot be said » (p. 82). Même les personnages de son récit s’auto-censurent. Le non-dit pèse sur eux comme un poids secret.
On comprend donc pourquoi ce narrateur tient tant à nier toute référence au Pakistan dans ce passage : « The country in this story is not Pakistan, or not quite […] My story, my fictional country exists, like myself, at a slight angle to reality » (p. 29). Un peu plus loin, on l’entend nous dire ce qui serait advenu de son roman si c’était un roman réaliste. Il se réjouit du fait qu’il ne contienne pas de « matière réaliste » qui pourrait lui causer du tort :
By now, if I had been writing a book of this nature […] The book would have been banned, dumped in the rubbish bin, burned. All that effort for nothing ! Realism can break a writer’s heart. Fortunately, however, I am only telling a sort of modern fairy-tale, so that’s all right ; nobody need get upset, or take anything I say too seriously. No drastic action need be taken, either. What a relief ! (p. 70)
Toutefois, malgré les précautions que Rushdie fait prendre à son narrateur, Shame sera quand même interdit au Pakistan. Mais qu’à cela ne tienne : l’espace d’un récit, il parvient à échapper à la censure. Et cela en partie grâce à l’ironie. Celle-ci lui permet de faire cet « off-centering » dont il parle dans le premier chapitre du roman. Elle lui sert de langage codé à travers lequel il communique avec nous. Il en use dans sa façon de décrire ses personnages, notamment Raza Hyder et Iskander Harappa. Afin de faire diversion, il fonce leurs traits ; mais il prend au même temps le soin de donner suffisamment d’indices pour que nous reconnaissions en eux les caricatures de Zia Ul Haq et de Zulfikar Ali Bhutto, les deux dirigeants du Pakistan. Je reviendrai avec un peu plus de détails sur l’usage de l’ironie dans les romans dans la deuxième section de cette partie.
Afin de maintenir cette distance avec le réel, le narrateur a recours à des repères spatio-temporels lointains et indéfinis. Ainsi, il nous dit au début du roman que son histoire a lieu au 14ème siècle : « All this happened in the fourteenth century » (p. 13), avant de préciser : « I’m using the Hegirian calendar, naturally : don’t imagine that stories of this type always take place longlong ago » (ibid.). Le choix du calendrier hégirien peut être expliqué par la volonté du narrateur de souligner, à la fois, l’emprise de la religion sur le Pakistan et l’archaïsme des pratiques de ses dirigeants.
Mais les repères temporels restent rares dans Shame, contrairement à Midnight’s Children qui est truffé de dates. En effet, le narrateur ne fait quasiment mention d’aucune date. Même lorsqu’il réfère à des événements importants il ne précise pas la date à laquelle ils ont eu lieu : « This was the time immediately before the famous moth-eaten partition that chopped up the old country and handed Al-Lah a few insect-nibbled slices of it » (p. 61), se contente-t-il de nous dire pour situer l’assassinat de Mahmoud the Woman. De plus, aucune référence n’est faite aux événements se déroulant sur la scène internationale. Dans Midnight’s Children, l’on se souvient, ceux-ci permettent à Saleem d’ancrer encore plus son récit dans le réel. Shame est un roman sur un pays renfermé sur lui-même.
Le narrateur choisit aussi des lieux éloignés pour situer son intrigue. L’action se déroule principalement à Nishapur et Mohenjo, deux anciennes villes du Pakistan. Comme c’est le cas avec l’usage du calendrier hégirien, l’usage de lieux anciens vise à établir une distance avec le réel. Le narrateur veut brouiller les pistes : il ne parle pas du Pakistan puisque ces villes n’existent plus maintenant.
Quand il ne situe pas l’action dans un lieu éloigné dans le temps, le narrateur utilise des lieux sur lesquels il ne donne que peu de détails. Ainsi, il désigne la ville où Nishapur se trouve uniquement par la lettre Q. Aux lecteurs qui seraient tentés d’y voir une référence à Quetta, la ville pakistanaise, il dit ceci : « Q. is not really Quetta at all » (p. 29). Divulguer le nom de cette ville en entier risque de donner à son récit une dimension réaliste. Chose qu’il ne veut pas. Mais en désignant cette ville seulement par sa lettre initiale, il donne un caractère universel à son récit. Il laisse la possibilité au lecteur d’appliquer ce qu’il lit à d’autres pays.
D’autre part, le narrateur de Shame pousse sa distanciation du réel jusqu’à inclure des lieux qui n’existent pas. C’est le cas de la chaîne de montagnes qui entoure la ville de Q. : « The Impossible Mountains ». Selon lui, ces montagnes sont introuvables sur les atlas : « The impossible Mountains : you will not find that name in your atlases, no matter how large-scale. Geographers have their limitations » (p. 23). À travers l’usage de lieux qui n’existent pas, le narrateur pousse le processus de distanciation du réel à l’extrême.
En fait, le narrateur n’évoque des lieux réels que dans le récit-cadre. Dans le récit secondaire, il use de subterfuges pour les désigner. Ainsi, pour évoquer le Pakistan, il utilise les expressions suivantes : « Al-Lah’s new country » (p. 61) ou « the moth-eaten land of God » (p. 67), ou encore « our holy new land » (p. 79). Il en fait de même pour les autres pays. Il utilise l’expression « the old country » pour désigner l’Inde (p. 61) et « the East Wing » pour parler du Bengladesh (p. 179).
Il a recours au même stratagème pour référer aux communautés religieuses de son pays. Il appelle les musulmans « the one-godly » (p. 61) ou « the godly » (p. 63) et les hindous, « the washers of stone-gods » (p. 61) ou « the stone-godly » (ibid.). Le narrateur évite tout indice qui compromettrait le caractère fictif de son récit. Comme pour les lieux, les personnes réelles n’apparaissent que dans le récit-cadre. Lorsqu’il nous raconte sa visite au quartier « The Defence », il cite ouvertement le nom de Zulfikar Ali Bhutto. Dans le récit-cadre, il ne cherche pas à dissimuler les indices référentiels.
En fait, l’attitude du narrateur dans son récit est assez ambivalente. À y regarder de plus près, on remarque qu’il oscille entre le réel et le fictif, et cela même dans le récit secondaire. Dans le premier chapitre, il affirme : « The country in this story is not Pakistan, or not quite. There are two countries, real and fictional, occupying the same space, or almost the same space » (p. 29, italiques ajoutés). Ainsi, il est dans un entre-deux, entre l’imaginaire et le réel. Lorsqu’il dit : « My view is that I am not only writing about Pakistan » (ibid.), il laisse entendre qu’il écrit aussi sur le Pakistan. De même, quand il dit : « I build imaginary countries and try to impose them on the ones that exist » (p. 87). « (T)he one (s) that exist » ou ce qu’il appelle à la page suivante « My story’s palimpsest-country » (p. 88) est précisément le Pakistan. De plus, Peccavistan, le nom qu’il donne à ce pays imaginaire dont il parle rappelle celui du pays dont il prétend ne pas parler.
Sciemment ou non donc, ce narrateur parsème son récit d’indices qui nous encouragent, nous lecteurs, à le prendre comme un récit sur le Pakistan. Le fait qu’il nous dise par exemple ce qui a inspiré le personnage de Sufyia Zinobia est très significatif. Cela nous pousse à vouloir chercher d’éventuelles sources d’inspiration pour les autres personnages. Pour construire le personnage de Sufyia Zinobia, il nous dit qu’il s’est servi de trois faits divers. Le premier concerne un père pakistanais qui a tué sa propre fille le jour où il a découvert qu’elle avait une liaison avec un garçon blanc (pp. 115-116). Le deuxième parle d’une jeune fille asiatique qui a été agressée par un groupe de garçons dans le métro londonien (p. 117). Quant au troisième, il s’agit d’un homme qui avait emmagasiné en lui tellement de violence que les flammes ont fini par jaillir de son corps (ibid.). Selon les dires du narrateur, ce sont là tous des faits réels.
Rien ne nous empêche donc de penser que les personnages d’Iskander Harappa et de Raza Hyder lui aient été inspirés par Zulfikar Ali Bhutto et Zia Ul Haq. D’autant plus que le parcours de ces deux personnages est, à quelques détails près, identique à celui des deux hommes politiques. Le coup d’état que Raza Hyder fomente contre Iskander Harappa est le même que celui que Zia a comploté contre Bhutto. L’annulation répétée des élections par Raza Hyder ainsi que sa campagne d’islamisation sont également des faits imputés à Zia Ul Haq quand celui-ci était au pouvoir. C’est le fait qu’il les compare à Danton et à Robespierre (pp. 240-241) - qui sont deux figures historiques réelles - qui nous encourage à faire ce lien.
Ce n’est que vers la fin du roman que le narrateur se débarrasse du masque de la fiction. L’islamisation du pays initiée par Raza suscite chez lui une vive réaction. Il s’oppose à tout amalgame entre le Pakistan et l’Iran : « Pakistan is not Iran. This may sound like a strange thing to say about the country which was, until Khomeini, one of the only two theocracies on earth (Israel being the other one), but it’s my opinion that Pakistan has never been a mullah-dominated society » (p. 251). Ce passage, tout comme celui où il parle de sa situation d’émigré, se démarque du reste du texte car ce narrateur y donne l’impression de se confondre avec l’auteur.
Cependant il reprend son rôle de narrateur quand il évoque la chute de Raza Hyder à la fin du roman : « Well, well, I mustn’t forget I’m only telling a fairy-story. My dictator will be toppled by goblinish, faery means » (p. 257). La manière dont il met fin à la carrière de ce dirigeant lui permet d’écarter tout risque de comparaison avec Zia Ul Haq. Dans le roman, la chute de Raza est causée par sa propre fille, Sufyia Zinobia.
Enfin, la présence même d’un narrateur dans le roman fait partie des techniques que l’écrivain déploie pour établir une distance entre son récit et le réel. Le narrateur est un bouclier destiné à amortir les attaques d’éventuels détracteurs car, comme il le pressent au tout début du roman, certains ne manqueront pas de contester sa légitimité. Il imagine d’ailleurs leur discours : « Poacher ! Pirate ! We reject your authority. We know you, with your foreign language wrapped around you like a flag : speaking about us in your forked tongue, what can you tell but lies ?» (p. 28, italiques dans le texte).
En somme, malgré les dénégations répétées du narrateur, Shame est un roman « réaliste ». Les nombreux détours et subterfuges dont il use ne servent qu’à l’ancrer davantage dans le réel. D’ailleurs, la fiction ne peut pas ne pas emprunter au réel. Dans son ouvrage intitulé Fiction et Diction, Gérard Genette écrit ceci : « le ‘discours de fiction’ est en fait un patchwork, ou un amalgame plus ou moins homogénéisé d’éléments hétéroclites empruntés pour la plupart à la réalité […] la fiction n’est guère que du réel fictionnalisé » . C’est le cas de Shame du moins. Le roman parle de la situation du Pakistan en prenant le soin de se donner les allures d’un récit fictif.
3) Shalimar the Clown, ou l’histoire sans fard
Shalimar the Clown se distingue des deux autres romans par son ton à la fois franc et grave. Rushdie y aborde le conflit du Cachemire. La gravité de la situation qui prévaut dans ce pays impose le choix d’un langage clair et sans ambages. Le Cachemire se retrouve pris entre deux ennemis jadis frères : l’Inde et le Pakistan. Du premier, il subit l’occupation militaire et du second, le fanatisme religieux. Cependant, Shalimar the Clown n’est pas seulement une chronique sur une région en crise. C’est aussi un portrait parlant de l’époque dans laquelle nous vivons et un récit palpitant sur la Résistance française durant la Seconde Guerre Mondiale.
Le personnage de Max Ophuls est un homme de son temps. Sa position d’ambassadeur lui permet de voir de près les tumultes qui agitent le monde. Mais malgré son désenchantement, il s’efforce de rester optimiste. Il a l’espoir qu’un jour les U.S.A. et l’U.R.S.S. tourneront la page de la haine et contribueront à construire un monde sans frontières. Il est convaincu aussi que l’Inde et le Brésil seront les nouvelles puissances qui mettront un terme à l’hégémonie américaine (p. 20). Pour lui, l’idée du centre est obsolète : « The idea of the centre was in his view outdated, oligarchic, an arrogant anachronism. To believe in such a thing was to consign most of life to the periphery, to marginalise and in doing so to devalue » aime-t-il dire à sa fille India (p. 21). À travers le discours de Max c’est le discours des postmodernistes que l’on entend. Il nous rappelle ce que dit Linda Hutcheon dans son livre A Postmodern Reader. Pour cette théoricienne, le lieu de l’énergie et de la créativité n’est plus le centre mais la périphérie : "The center no longer completely holds ; from the decentered perspective, the ‘marginal’ and the ex-centric (be it in race, gender or ethnicity) take on a new significance in the light of the implied recognition that our culture is not really the homogeneous monolith (i.e. male, white, Western) we might have assumed."
Dans ce roman, l’auteur reprend les idées de son époque et les attribue à ses personnages. En faisant cela, il ancre son roman dans son contexte et lui donne une dimension réaliste.
Après cet aperçu sur notre époque, Rushdie nous embarque au cœur de la Résistance française durant la Seconde Guerre Mondiale pour nous faire découvrir le passé de résistant de son personnage. Max a vingt-neuf ans lorsque les Allemands s’emparent de l’Alsace, en 1939. Dès leur arrivée dans la région, il rejoint les rangs de Combat Étudiant, un groupe de résistance dirigé par Jean-Paul Cauchi et basé à l’université de Strasbourg. Compte tenu de ses connaissances dans l’imprimerie, Max est transféré à la Section de Propagande où il est chargé de fabriquer de faux papiers pour les militants de la Résistance. Bientôt, Combat Étudiant s’allie à des réseaux de renseignements comme les Mithridate et l’ORA (p. 162). Mais suite à la trahison de l’un de leurs membres, George Mathieu, ces groupes sont quasiment anéantis par l’antenne de la Gestapo installée à Clermont-Ferrand par le capitaine Hugo Geissler. Rushdie rapporte cela dans le roman : « That November, SS captain Hugo Geissler set up a Gestapo ‘antenna’ in Clermont-Ferrand […] Many Resistance groups — the Mithridate, the ORA — were smashed and their leaders seized thanks to Mathieu’s treason » (p. 163).
La trahison de George Mathieu est un épisode vrai de la Résistance. Henri Noguères et Marcel Degliame-Fouché la racontent dans leur ouvrage : « Quant à la Gestapo, ‘son exploit’ le plus marquant, en novembre 1943, c’est certainement à Clermont-Ferrand qu’elle l’accomplit, avec l’aide, là encore, d’un traître, d’un ex-résistant ‘retourné’ : George Mathieu » .
Ursula Brendt, que Rushdie évoque dans le roman, fut aussi une figure marquante de la Résistance. Dans Shalimar the Clown, elle est séduite par Max qui réussit à lui soutirer des informations importantes sur la Gestapo. Grâce à ces informations, le M.U.R. parvient à organiser une riposte contre l’organisation allemande.
Rushdie mentionne également la ligne d’évasion anglaise, « The Pat Line » (p. 167), créée à Marseille par Ian Garrow et Pat O’Leary. Cette ligne avait pour mission d’aider les soldats alliés à s’évader des territoires occupés. La plupart des noms que Rushdie évoque en relation avec cette ligne sont des noms de personnes ayant réellement existé. Ian Garrow, Pat O’Leary, Elisabeth Haden-Guest, Dr George Rodocanachi figuraient tous parmi les membres actifs de ce réseau. Rushdie s’est beaucoup documenté pour construire cet épisode du roman.
Il s’est également inspiré du réel dans les passages où il parle de la situation au Cachemire. Son personnage, Max, se livre sur un plateau de télévision à un discours sur ce que ce petit pays endure à cause du conflit entre l’Inde et le Pakistan : « in the unambassadorial language of a gospel-pulpit fire-eater […] Max ranted against fanaticism and bombs […] He spoke too of the tragedy of the pandits, the Brahmins of Kashmir, who were being driven from their homeland by the assassins of Islam » (p. 28, italiques dans le texte). Par le biais Max, Rushdie dresse un état des lieux alarmant sur cette région du subcontinent. Max a eu l’occasion de constater de visu la gravité de la situation durant l’exercice de ses fonctions en tant qu’ambassadeur. Il s’est rendu à la Ligne de Contrôle qui marque la frontière entre les territoires de l’Inde et ceux du Pakistan au Cachemire.
Avant l’intrusion de ces deux pays dans le Cachemire, les liens entre les communautés musulmane et hindoue étaient harmonieux. L’auteur évoque cette entente à travers Shalimar lorsque ce dernier repense à sa relation avec Boonyi : « The words Hindu and Muslim had no place in their story, he told himself. In the valley these words were merely descriptions, not divisions. The frontiers between the words, their hard edges, had grown smudged and blurred. This was how things had to be. This was Kashmir » (p. 57).
Les deux communautés vivaient selon le principe de « Kashmiryat, Kashmiriness, the belief that at the heart of Kashmiri culture there was a common bond that transcended all other differences. » (p. 110, italiques dans le texte). De plus, elles étaient unies par les traditions artistiques et culinaires qu’elles partageaient. En effet, durant les grandes occasions, les musulmans et les hindous avaient pour habitude de se rassembler autour du banquet des trente-six plats et les représentations de cirque et de théâtre. Les deux religions coexistaient dans la paix. Mieux, elles se mélangeaint l’une avec l’autre. Rushdie revient sur ce point dans l’entretien qu’il a accordé au journal Libération en octobre 2005 : « Au Cachemire, l’islam n’a pas une allure monothéiste, il a l’air un peu hindou, de même que l’hindouisme y a l’air un peu musulman » .
Le conflit du Cachemire remonte au départ des Anglais de l’Inde, en 1947. Le statut de ce petit état autonome n’était pas déterminé. Le maharaja ne savait pas s’il devait rejoindre l’Inde ou le Pakistan. Ce dernier estimait que le Cachemire lui revenait de droit à cause de sa population majoritairement musulmane. L’Inde, en revanche, jugeait que c’était au maharaja de trancher. Celui-ci fut contraint de prendre une décision lorsque les Kabailis pakistanais menèrent une attaque sur Srinagar. Victoria Schofield, spécialiste de la région du subcontinent indien, mentionne cet événement dans son étude sur le Cachemire : « The invasion of large numbers of tribesmen from the North-West Frontier of Pakistan into Kashmir forced a decision on him [the Maharaja] ». Le maharaja sollicita l’aide militaire de l’Inde mais Nehru refusa toute intervention sans l’annexion préalable du territoire de Jammu et Cachemire à son pays : « In order to receive military assistance from India, Hari Singh was obliged to accede to the Indian Dominion », écrit Schofield. Ce n’est qu’à ce moment-là que l’Inde envoya ses troupes défendre le Cachemire. Rushdie revient dans son roman sur l’indécision du maharaja et l’attaque des Kabailis (pp. 85-86).
Lors de leur invasion, les militants pakistanais commirent de nombreux sabotages, dont celui de la centrale électrique de Srinagar. Rushdie rapporte cet événement dans ce passage : « the power station at Mohra was blown to bits by the Pakistani irregular forces and the whole city and region of Srinagar was plunged into complete darkness » (p. 88). Cet acte de sabotage figure aussi dans le livre de Schofield : « At Mahura there was a large power house and a power failure temporarily plunged Srinagar into darkness, creating a sense of impending doom ».
Cependant, l’intrusion de l’armée indienne au Cachemire ne s’est pas faite sans susciter des inquiétudes auprès de la population locale. C’est à travers le colonel Kachhwaha et ses troupes que Rushdie met en scène cette présence militaire de l’Inde au Cachemire. Ce dernier installe son camp à quelques encablures du village de Pachigam. Les habitants surnomment ce camp " Elasticnagar », à cause de son élargissement incessant. Pour le colonel, le Cachemire est une partie intégrante de l’Inde : « Kashmir was an integral part of India » (p. 96). Il est ulcéré lorsque le slogan « Kashmir for the Kashmiris » parvient à ses oreilles (p. 101). Pour lui ce slogan est « a moronic idea » (ibid.).
Rushdie évoque aussi dans le roman les mouvements de lutte pour la libération du Cachemire, comme « The Jammu and Kashmir National Liberation Front », connu pour ses offensives contre l’armée indienne et pakistanaise. Voici ce qu’il écrit au sujet de ce groupe : « Two nationalist leaders, Amanullah Khan and Maqbool Butt, had formed an armed group called The Jammu and Kashmir Liberation Front and had crossed the ceasefire line from what they called Azad Kashmir into the Indian sector to launch a number of surprise raids on army positions and personnel » (p. 230). Victoria Schofield cite ce groupe dans son ouvrage : « In 1965 Amanullah Khan, Maqboul Butt, and several others had joined together to form a political party in Azad Kashmir […] The armed Wing, which gained greater notoriety, was called Jammu and Kashmir Liberation Front ». Ceci montre encore une fois à quel point le roman de Rushdie est documenté.
Parmi les offensives menées par ce groupe, et que cet écrivain rapporte dans son roman, il y a le détournement par les cousins Qureshi de l’avion « The Fokker Friendship », de la compagnie indienne (p. 246). Après avoir libéré ses passagers, les deux militants font exploser l’avion et se rendent aux autorités pakistanaises. Ces faits sont, eux aussi, mentionnés dans l’étude de Schofield : « In January 1971 an Indian airlines plane,‘Ganga’, en route from Srinagar to New Delhi, was hijacked by two Kashmiri youths […] The plane was diverted safely to Lahore, the twenty-six passengers were allowed to leave and it was subsequently blown up ». Ce détournement n’est donc pas un événement fictif, il a réellement eu lieu.
Parallèlement, Rushdie aborde le phénomène du fanatisme religieux qui est apparu dans la région. Il suggère la responsabilité de l’Inde dans son émergence dans ces lignes : « The Indian army had poured military hardware of all kinds into the valley […] The men who were miraculously born from these rusting war metals, who went out into the valley to preach resistance and revenge, were saints of an entirely new kind. They were the iron mullahs » (p. 115). Bulbul Fakh est le premier à faire son apparition à Shirmal. Sous son influence, les relations entre la communauté musulmane et la communauté hindoue se détériorent très vite. Il devient le chef d’un groupe terroriste. Il agrémente son enseignement sur les techniques de combat avec des prêches au cours desquels il distille la haine contre ceux qu’il appelle « the Infidels », les occidentaux : « The infidel believes that the world is his. But we shall drive him from his redoubts and cast him into darkness and live in Paradise and rejoice as he plunges into fire », promet-il dans chaque prêche (p. 267). C’est sous son aile que Shalimar fait ses armes en tant que terroriste. Une fois qu’il fait ses preuves, celui-ci est envoyé en Algérie pour assassiner un écrivain considéré par les islamistes comme « a godless man, a writer against God, who spoke French and had sold his soul to the West » (p. 274). L’écrivain en question est Tahar Djaout. Rushdie confirmera cela dans son interview à l’Express de septembre 2005.
Cependant Rushdie ne manque pas d’attirer l’attention sur les massacres commis par l’armée indienne au Cachemire. Dans le roman, le colonel Kachhwaha et ses hommes mettent à sac la localité de Pachigam (p. 308). Les exactions de l’armée indienne contre la population cachemirie sont souvent passées sous silence par les autorités officielles. Mais dans son interview à Qantara, Rushdie affirme que des violences semblables à celles qu’il rapporte dans son roman ont déjà eu lieu : "the violence really is documentary, many of the cases referred to in the book about attacks on this village and that village and what happened there, etc. concerning attacks by both the Indian army and from jihadists. It is an attempt to say this really happened. The particular attack on the fictional village of Pachigam [Boonyi's and Shalimar's village], that, obviously, is dramatized and fictionalised. But many such things really have happened. "
Le Cachemire n’est pas inconnu à Rushdie. C’est la terre de ses grands-parents et il y passait ses vacances lorsqu’il était jeune. C’est pour cela qu’il veut attirer l’attention sur ce qui se passe là-bas. Shalimar the Clown est ce que l’on pourrait appeler un roman engagé. C’est un cri d’alarme poussé par l’écrivain. Il vise à sensibiliser l’opinion sur la gravité de la situation qui prévaut dans cette région. Contrairement aux deux autres romans, Shalimar the Clown est très documenté, comme Rushdie le dit lui-même ici : "I just thought that when I'm going to take on that subject, general knowledge will not do. I have to get as much knowledge as I can get and then allow imagination to take over. So I would strongly suggest not to read the book purely as journalism. But in general, in the spirit I would say it is a truthful portrait of what's going on there".
Ce n’est pas tout à fait un compte rendu journalistique puisque le roman comporte aussi des événements fictifs. Mais à certains endroits il prend la forme d’un rapport documentaire. L’auteur fournit tous les détails nécessaires à la compréhension des situations qu’il met en scène. Nous venons de le voir (à travers l’ouvrage de Victoria Schofield et les déclarations qu’il a faites dans les revues), les événements qu’il reprend dans le roman sont pour la plupart réels. Rushdie ne cherche pas à dissoudre le réel dans la fiction. En fait, on découvre dans ce roman une écriture en prise directe avec le réel. La vision que l’écrivain se fait de son art dans ce roman est exprimée par son personnage, India. Celle-ci rêve de faire une carrière dans le domaine du documentaire : « make career in the world of the nonfictional, to make films that insisted […] on the absolute paramountcy of the truth » (p. 353, italiques dans le texte).
Ainsi, dans Shalimar the Clown, Rushdie adopte une approche plutôt directe avec le réel. De plus, il ne brouille pas les limites entre le discours historique et le discours fictif. Il fait cohabiter des événements historiques avec des événements fictifs sans les confondre. Dans Shame, on l’a vu, il fictionnalise le réel et dans Midnight’s Children, il donne à la fiction les traits d’un récit historique. Cela dit, malgré ces différences, Shalimar the Clown réécrit, lui aussi, l’histoire officielle en révélant des faits occultés par les autorités indiennes et pakistanaises. Car la réécriture de l’histoire ne consiste pas seulement à dire autrement ce qui a été dit, elle consiste aussi à dire ce qui a été tu.
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La scène dans l'oeuvre de Virginia Woolf
Ci-dessous, le résumé du mémoire de Master 2 de Ghizlane Saadaoui, présenté en soutenance le 17 juin 2008 :
La scène dans l’oeuvre de Virginia Woolf
“These are questions about reality, about scenes and their connection with writing to which I have no answer; nor time to put the question carefully. Perhaps if I should revise and rewrite as I intend, I will make the question more exact; and worry out something by way of answer.” (Virginia Woolf)
Mobilité, polyphonie, flux des consciences, mouvement dans le temps, multiplicité, et discontinuité : autant d’attributs que l’on pourrait associer à la poétique de Woolf. La scène est un élément important qui fait la poétique du multiple dans l’œuvre de Woolf et se constitue en base de son écriture. Il apparaît que multiplier les sujets et les formes et bouleverser les techniques traditionnelles du roman est une façon pour l’auteur de mettre son écriture à l’épreuve, donc d’inventer une nouvelle manière d’écrire pour défier les conventions qui permettent de classer les productions artistiques et de différencier les unes des autres selon des critères de forme et de style (selon les conventions littéraires des écrivains des siècles précédents). La scène est donc cette nouvelle façon pour Woolf d’écrire, de transgresser et subvertir l’ordre des choses.
Le concept de « scène » est aussi utilisé par l’auteur comme point d’origine sans cesse recommencé et repris comme moteur de la créativité. En effet ce qui ressort de ce travail c’est que la scène est une entité sur laquelle l’écriture peut s’accorder et prendre sens. Woolf écrit dans Moments of Being que le concept de scène constitue pour elle la base de l'écriture et qu’elle doit souvent retrouver une scène (vue, lue ou vécue) en relation avec ce qu’elle écrit : « in all the writing I have done (novels, criticism, biography) I almost always have to find a scene; either when I am writing about a person, I must find a representative scene in their lives; or when I am writing about a book, I must find the scene in their poems or novels. »
Woolf confirme dans "A Sketch of the Past" que la scène est une façon de retenir les impressions que lui font les lieux, les paysages et les êtres qu’elle croise sur son chemin. C’est ce qu’elle appelle dans Moments of Being le processus de shock-receiving : « I go on to suppose that the shock-receiving capacity is what makes me a writer. » Ce qui constitue sa réserve d’images et de souvenirs à partir desquels elle forme la base de l'écriture. La scène pour elle est une façon de témoigner du passé et le marquer dans la mémoire : «But whatever the reason may be, I find that scene making is my natural way of marking the past.»
Le but de mon sujet est d’étudier la scène dans le cadre de l’oeuvre de Virginia Woolf comme un nouveau concept d’écriture. Woolf utilise le concept de «scène» pour déjouer les mécanismes de lecture et relancer l’interprétation. La scène est donc l’outil utilisé par l’auteur pour mettre l’accent sur la mixité des genres et pousser les limites entre roman, essai, théâtre, etc. Cependant, cette étude n’entend pas seulement détecter les différents passages qui représentent les scènes dans le roman ; le but est aussi de proposer une méthode pour les analyser et les expliquer. Dans ce sens, j’ai tenté d’effectuer une analyse textuelle sur l’organisation de quelques scènes en me basant sur la grammaire, les champs sémantiques, l’espace de scène, le temps de scène et les personnages qui y sont inclus.
En effet, l’importance du découpage, que je me suis appliquée parfois à réaliser avec difficulté, m’a permis de mieux cerner la scène et sa fonction dans le texte. La scène ne peut être facilement cadrée, délimitée et caractérisée de façon précise car les scènes, qui se succèdent, sont toujours en évolution et sont imprégnées, au fil de nos lectures, de constantes ruptures et alternances. Par ailleurs, pour étudier la scène dans l’œuvre de Virginia Woolf, il faut s’en tenir aux critères du mouvement des pensées et des voix dans le temps, aux fragments des pensées, aux myriades des impressions, au passage des personnages dans l’espace de scène, au transport et la circulation des rues de Londres et aux longues descriptions du paysage de campagne. The London scene, Between the Acts , et Mrs Dalloway illustrent parfaitement cette diversité de scènes et mettent l’accent sur son caractère instable et changeant.
Mais pourquoi concentrer notre attention sur les trois œuvres : The London scene, Between the Acts, et Mrs Dalloway ?
1) The London Scene, une série de six essais, a pour fonction essentielle de nous faire faire une visite guidée de Londres. C’est à travers le regard du narrateur et sa sensibilité au détail qu’on va l’accompagner dans sa déambulation dans les rues de Londres. Un parcours de lieux importants de cette ville où la poésie et la réflexion ne sont jamais absentes. Cette disposition des lieux suit le parcours suivant : London Docks, Oxford street, John Keats’ house, Hamstead Heath, Thomas Carlyle’s house (Chelsea), St Paul’s Cathedral, Westminster Abbey et enfin les Houses of Parliament. En effet, la visite de Londres dans son déroulement ne constitue peut-être pas une image spatialement ou symboliquement unifiée, mais une constellation de différentes scènes et des lieux visités tout au long du trajet du narrateur. Aussi, on y trouvera un itinéraire tracé de façon à donner à la scène l’attrait visuel d’une promenade où le panorama se découvre, à chaque tournant dans une nouvelle perspective.
Ainsi le terme « scène » est important à étudier dans sa diversité car il peut désigner dans un premier sens, une scène de rue qui ambitionne de nous faire voir un mouvement spatial du narrateur d’une scène à l’autre (d’un lieu à l’autre). La scène peut aussi servir d’alternative pour nous montrer des personnages agissant (commerçants, ouvriers, et gens de la rue), parfois sans dialogue, et des voix anonymes comme pour peindre justement une image de Londres à travers le regard du narrateur. Ainsi, la rue de Londres s’avère être l’espace principal de la scène et aussi l’occasion d’une observation précise du mouvement incessant des personnages, des voitures, des navires, du déchargement des denrées et de la marchandise. Une rue où le brassage des clients et des marchands offre un spectacle de la vie de Londres. C’est un mouvement non seulement de la vie mais aussi de la mort, l’une évoluant incessamment, et l’autre représentée dans un état statique et figé.
Dans un autre sens, on peut repérer le mot « scène » dans d’autres passages que j’ai examinés de plus près. J’ai ressenti le besoin de les étudier dans la mesure où Woolf les a presque démarqués des autres passages. Pour donner des aspects différents à la scène dans un contexte qu’on peut dénommer « essay-novel », elle nous propose alors trois différentes scènes : 1) « The wine vaults, a scene of extraordinary solemnity » (p. 13 [édition : London, Echo, 2006]) , 2) « Great men houses, the scene of Labour, effort and perpetual struggle et enfin » (p. 34), 3) « House of Commons, the old scenes of stir and bustle » (p. 55) . C’est pour ainsi dire que le mot « scène » s’attarde sur des passages qui peuvent nous sembler au premier abord banals, mais dont l’importance et la beauté aux yeux du narrateur sont ressuscitées par le processus de la scène. Car rien n’échappe au regard du narrateur, même les détails qui peuvent nous sembler insignifiants.
On sollicitera donc ce narrateur pour nous accompagner dans ce mouvement d’une scène à l’autre où Londres s’offre comme le lieu et l’espace idéal d’une exploration de la scène woolfienne. Car Londres comme scène est très intéressante à étudier puisqu’elle est l’espace qui permet un itinéraire soumis au regard et déplacement du narrateur et qui offre dans son chemin la scène dans toute sa multiplicité et diversité.
2) Between the Acts : la scène étudiée se rapproche du modèle théâtral et aborde le passage (de la page 68 à la page 189 ; édition : Oxford World’s Classics) qui concerne la pièce improvisée et jouée par les personnages dans un cadre scénique entièrement naturel (le jardin des Oliver) et que l’auteur dénomme « the Pageant » (p. 174). Cette étude est une façon de penser et de désigner la scène dans son versant théâtral qui représente l’espace lié au plateau de scène où se joue la pièce : acteurs et spectateurs inclus. Il est aussi pertinent d’étudier le hors-scène (arrière-plan et le décor de la scène théâtrale) qui est improvisé par des éléments de la nature qui entourent la maison des Oliver. J’ai tenté tout au long de cette étude de savoir si les deux espaces (l’espace de scène et le hors-scène) se divisent ou s’unissent pour former une nouvelle dimension de la scène. Il est apparu pertinent de mettre en relation la scène avec plusieurs éléments, comme la nature, la guerre, la mythologie, l’histoire et le temps présent, du point de vue de leur mode de fonctionnement et ainsi de voir comment l’auteur tente d’aménager et imbriquer plusieurs perspectives de la scène pour faire de son œuvre un novel-play.
Ensuite il est important d’étudier la scène du pageant comme un concept instable qui ne cesse de bousculer le spectateur et le lecteur par des provocations qui visent à perturber les normes de la représentation théâtrale. La scène se construit pour transgresser et dérouter l’ordre de la pièce (prologue, performance et épilogue) et surtout pour brouiller les frontières entre le spectateur et l’acteur et entre l’espace dédié à la pièce et l’espace réservé au public.
3) Mrs Dalloway : Le mouvement s’avère être un paramètre important dans cette partie du mémoire pour étudier la scène comme concept versatile et mouvant et qui représente l’activité incessante de la ville, des pensées, des voix, etc. Ce qui me semble pertinent dans ce passage de Mrs Dalloway (de la page 16 à la page 22 [édition : Penguin Popular Classics, 1996]) c’est que le lecteur est appelé à suivre le mouvement de la scène dans son déroulement, son lexique et son rythme. Car la scène est précisément cartographiée et prend sens grâce au transport de la voiture royale, du personnage de la voiture, et des voix qui entourent cette dernière. En effet, la scène ici est une scène en mouvement et le transport en est la clé. Ainsi, la structure de Mrs Dalloway est fluide et mouvante car tout circule ; les destins convergent, les chemins se croisent et les consciences se mêlent dans un langage du silence. Il y a aussi le transport des individus dans l’espace de la ville, transport d’un espace mental à l’autre et transport des voitures, omnibus, etc. Tout semble se réunir dans une même énergie et même poétique du mouvement perpétuel qui anime et fait de Londres, comme le perçoit Woolf, une entité vivante.
Cette dernière partie entend aussi d’analyser la scène sur un autre type de mouvement relatif au va et vient dans le temps, entre les rêves et souvenirs d’un grand moment dramatique de la vie d’un personnage (Peter). L’idée du temps est très pertinente dans cette nouvelle scène car l’auteur donne un rôle fondamental au surgissement du passé. Dans ce passage, le personnage Peter Walsh est souvent livré à l’aléatoire de sa condition et se meut dans un entre-deux temporel : son passé qui est le réservoir d’évocations nostalgiques concernant son histoire avec Clarissa Dalloway et son présent qui est lié à la réalité de sa condition actuelle, quant à sa relation incertaine avec les femmes en général. Cette étude est donc basée sur un temps de la conscience constamment infléchi par le surgissement du passé, décentrée et instable, faisant des va-et-vient permanents entre les rêves, souvenirs et la réalité.
Enfin, Mrs Dalloway est une étape finale et essentielle pour indiquer que la scène dans l’oeuvre de Woolf n’est pas une notion circonscrite et précise, n’obéit pas une logique, et ne possède pas d’indices structurels ou textuels pour la démarquer du texte, car tout peut faire scène chez Virginia Woolf.
Ainsi, la scène tend pertinemment un appât vers quelque chose qui est en jeu et qui nous démontre que l’écriture de Virginia Woolf est sans cesse expérimentée. Son écriture traduit pour l’écriture moderniste une nouvelle manière de penser la scène dans un contexte narratif. La scène dans ses oeuvres est encore riche de virtualités inexplorées et reste ouverte à plusieurs niveaux de lecture.
La scène dans l’oeuvre de Virginia Woolf
“These are questions about reality, about scenes and their connection with writing to which I have no answer; nor time to put the question carefully. Perhaps if I should revise and rewrite as I intend, I will make the question more exact; and worry out something by way of answer.” (Virginia Woolf)
Mobilité, polyphonie, flux des consciences, mouvement dans le temps, multiplicité, et discontinuité : autant d’attributs que l’on pourrait associer à la poétique de Woolf. La scène est un élément important qui fait la poétique du multiple dans l’œuvre de Woolf et se constitue en base de son écriture. Il apparaît que multiplier les sujets et les formes et bouleverser les techniques traditionnelles du roman est une façon pour l’auteur de mettre son écriture à l’épreuve, donc d’inventer une nouvelle manière d’écrire pour défier les conventions qui permettent de classer les productions artistiques et de différencier les unes des autres selon des critères de forme et de style (selon les conventions littéraires des écrivains des siècles précédents). La scène est donc cette nouvelle façon pour Woolf d’écrire, de transgresser et subvertir l’ordre des choses.
Le concept de « scène » est aussi utilisé par l’auteur comme point d’origine sans cesse recommencé et repris comme moteur de la créativité. En effet ce qui ressort de ce travail c’est que la scène est une entité sur laquelle l’écriture peut s’accorder et prendre sens. Woolf écrit dans Moments of Being que le concept de scène constitue pour elle la base de l'écriture et qu’elle doit souvent retrouver une scène (vue, lue ou vécue) en relation avec ce qu’elle écrit : « in all the writing I have done (novels, criticism, biography) I almost always have to find a scene; either when I am writing about a person, I must find a representative scene in their lives; or when I am writing about a book, I must find the scene in their poems or novels. »
Woolf confirme dans "A Sketch of the Past" que la scène est une façon de retenir les impressions que lui font les lieux, les paysages et les êtres qu’elle croise sur son chemin. C’est ce qu’elle appelle dans Moments of Being le processus de shock-receiving : « I go on to suppose that the shock-receiving capacity is what makes me a writer. » Ce qui constitue sa réserve d’images et de souvenirs à partir desquels elle forme la base de l'écriture. La scène pour elle est une façon de témoigner du passé et le marquer dans la mémoire : «But whatever the reason may be, I find that scene making is my natural way of marking the past.»
Le but de mon sujet est d’étudier la scène dans le cadre de l’oeuvre de Virginia Woolf comme un nouveau concept d’écriture. Woolf utilise le concept de «scène» pour déjouer les mécanismes de lecture et relancer l’interprétation. La scène est donc l’outil utilisé par l’auteur pour mettre l’accent sur la mixité des genres et pousser les limites entre roman, essai, théâtre, etc. Cependant, cette étude n’entend pas seulement détecter les différents passages qui représentent les scènes dans le roman ; le but est aussi de proposer une méthode pour les analyser et les expliquer. Dans ce sens, j’ai tenté d’effectuer une analyse textuelle sur l’organisation de quelques scènes en me basant sur la grammaire, les champs sémantiques, l’espace de scène, le temps de scène et les personnages qui y sont inclus.
En effet, l’importance du découpage, que je me suis appliquée parfois à réaliser avec difficulté, m’a permis de mieux cerner la scène et sa fonction dans le texte. La scène ne peut être facilement cadrée, délimitée et caractérisée de façon précise car les scènes, qui se succèdent, sont toujours en évolution et sont imprégnées, au fil de nos lectures, de constantes ruptures et alternances. Par ailleurs, pour étudier la scène dans l’œuvre de Virginia Woolf, il faut s’en tenir aux critères du mouvement des pensées et des voix dans le temps, aux fragments des pensées, aux myriades des impressions, au passage des personnages dans l’espace de scène, au transport et la circulation des rues de Londres et aux longues descriptions du paysage de campagne. The London scene, Between the Acts , et Mrs Dalloway illustrent parfaitement cette diversité de scènes et mettent l’accent sur son caractère instable et changeant.
Mais pourquoi concentrer notre attention sur les trois œuvres : The London scene, Between the Acts, et Mrs Dalloway ?
1) The London Scene, une série de six essais, a pour fonction essentielle de nous faire faire une visite guidée de Londres. C’est à travers le regard du narrateur et sa sensibilité au détail qu’on va l’accompagner dans sa déambulation dans les rues de Londres. Un parcours de lieux importants de cette ville où la poésie et la réflexion ne sont jamais absentes. Cette disposition des lieux suit le parcours suivant : London Docks, Oxford street, John Keats’ house, Hamstead Heath, Thomas Carlyle’s house (Chelsea), St Paul’s Cathedral, Westminster Abbey et enfin les Houses of Parliament. En effet, la visite de Londres dans son déroulement ne constitue peut-être pas une image spatialement ou symboliquement unifiée, mais une constellation de différentes scènes et des lieux visités tout au long du trajet du narrateur. Aussi, on y trouvera un itinéraire tracé de façon à donner à la scène l’attrait visuel d’une promenade où le panorama se découvre, à chaque tournant dans une nouvelle perspective.
Ainsi le terme « scène » est important à étudier dans sa diversité car il peut désigner dans un premier sens, une scène de rue qui ambitionne de nous faire voir un mouvement spatial du narrateur d’une scène à l’autre (d’un lieu à l’autre). La scène peut aussi servir d’alternative pour nous montrer des personnages agissant (commerçants, ouvriers, et gens de la rue), parfois sans dialogue, et des voix anonymes comme pour peindre justement une image de Londres à travers le regard du narrateur. Ainsi, la rue de Londres s’avère être l’espace principal de la scène et aussi l’occasion d’une observation précise du mouvement incessant des personnages, des voitures, des navires, du déchargement des denrées et de la marchandise. Une rue où le brassage des clients et des marchands offre un spectacle de la vie de Londres. C’est un mouvement non seulement de la vie mais aussi de la mort, l’une évoluant incessamment, et l’autre représentée dans un état statique et figé.
Dans un autre sens, on peut repérer le mot « scène » dans d’autres passages que j’ai examinés de plus près. J’ai ressenti le besoin de les étudier dans la mesure où Woolf les a presque démarqués des autres passages. Pour donner des aspects différents à la scène dans un contexte qu’on peut dénommer « essay-novel », elle nous propose alors trois différentes scènes : 1) « The wine vaults, a scene of extraordinary solemnity » (p. 13 [édition : London, Echo, 2006]) , 2) « Great men houses, the scene of Labour, effort and perpetual struggle et enfin » (p. 34), 3) « House of Commons, the old scenes of stir and bustle » (p. 55) . C’est pour ainsi dire que le mot « scène » s’attarde sur des passages qui peuvent nous sembler au premier abord banals, mais dont l’importance et la beauté aux yeux du narrateur sont ressuscitées par le processus de la scène. Car rien n’échappe au regard du narrateur, même les détails qui peuvent nous sembler insignifiants.
On sollicitera donc ce narrateur pour nous accompagner dans ce mouvement d’une scène à l’autre où Londres s’offre comme le lieu et l’espace idéal d’une exploration de la scène woolfienne. Car Londres comme scène est très intéressante à étudier puisqu’elle est l’espace qui permet un itinéraire soumis au regard et déplacement du narrateur et qui offre dans son chemin la scène dans toute sa multiplicité et diversité.
2) Between the Acts : la scène étudiée se rapproche du modèle théâtral et aborde le passage (de la page 68 à la page 189 ; édition : Oxford World’s Classics) qui concerne la pièce improvisée et jouée par les personnages dans un cadre scénique entièrement naturel (le jardin des Oliver) et que l’auteur dénomme « the Pageant » (p. 174). Cette étude est une façon de penser et de désigner la scène dans son versant théâtral qui représente l’espace lié au plateau de scène où se joue la pièce : acteurs et spectateurs inclus. Il est aussi pertinent d’étudier le hors-scène (arrière-plan et le décor de la scène théâtrale) qui est improvisé par des éléments de la nature qui entourent la maison des Oliver. J’ai tenté tout au long de cette étude de savoir si les deux espaces (l’espace de scène et le hors-scène) se divisent ou s’unissent pour former une nouvelle dimension de la scène. Il est apparu pertinent de mettre en relation la scène avec plusieurs éléments, comme la nature, la guerre, la mythologie, l’histoire et le temps présent, du point de vue de leur mode de fonctionnement et ainsi de voir comment l’auteur tente d’aménager et imbriquer plusieurs perspectives de la scène pour faire de son œuvre un novel-play.
Ensuite il est important d’étudier la scène du pageant comme un concept instable qui ne cesse de bousculer le spectateur et le lecteur par des provocations qui visent à perturber les normes de la représentation théâtrale. La scène se construit pour transgresser et dérouter l’ordre de la pièce (prologue, performance et épilogue) et surtout pour brouiller les frontières entre le spectateur et l’acteur et entre l’espace dédié à la pièce et l’espace réservé au public.
3) Mrs Dalloway : Le mouvement s’avère être un paramètre important dans cette partie du mémoire pour étudier la scène comme concept versatile et mouvant et qui représente l’activité incessante de la ville, des pensées, des voix, etc. Ce qui me semble pertinent dans ce passage de Mrs Dalloway (de la page 16 à la page 22 [édition : Penguin Popular Classics, 1996]) c’est que le lecteur est appelé à suivre le mouvement de la scène dans son déroulement, son lexique et son rythme. Car la scène est précisément cartographiée et prend sens grâce au transport de la voiture royale, du personnage de la voiture, et des voix qui entourent cette dernière. En effet, la scène ici est une scène en mouvement et le transport en est la clé. Ainsi, la structure de Mrs Dalloway est fluide et mouvante car tout circule ; les destins convergent, les chemins se croisent et les consciences se mêlent dans un langage du silence. Il y a aussi le transport des individus dans l’espace de la ville, transport d’un espace mental à l’autre et transport des voitures, omnibus, etc. Tout semble se réunir dans une même énergie et même poétique du mouvement perpétuel qui anime et fait de Londres, comme le perçoit Woolf, une entité vivante.
Cette dernière partie entend aussi d’analyser la scène sur un autre type de mouvement relatif au va et vient dans le temps, entre les rêves et souvenirs d’un grand moment dramatique de la vie d’un personnage (Peter). L’idée du temps est très pertinente dans cette nouvelle scène car l’auteur donne un rôle fondamental au surgissement du passé. Dans ce passage, le personnage Peter Walsh est souvent livré à l’aléatoire de sa condition et se meut dans un entre-deux temporel : son passé qui est le réservoir d’évocations nostalgiques concernant son histoire avec Clarissa Dalloway et son présent qui est lié à la réalité de sa condition actuelle, quant à sa relation incertaine avec les femmes en général. Cette étude est donc basée sur un temps de la conscience constamment infléchi par le surgissement du passé, décentrée et instable, faisant des va-et-vient permanents entre les rêves, souvenirs et la réalité.
Enfin, Mrs Dalloway est une étape finale et essentielle pour indiquer que la scène dans l’oeuvre de Woolf n’est pas une notion circonscrite et précise, n’obéit pas une logique, et ne possède pas d’indices structurels ou textuels pour la démarquer du texte, car tout peut faire scène chez Virginia Woolf.
Ainsi, la scène tend pertinemment un appât vers quelque chose qui est en jeu et qui nous démontre que l’écriture de Virginia Woolf est sans cesse expérimentée. Son écriture traduit pour l’écriture moderniste une nouvelle manière de penser la scène dans un contexte narratif. La scène dans ses oeuvres est encore riche de virtualités inexplorées et reste ouverte à plusieurs niveaux de lecture.
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