03 août 2008

La scène dans l'oeuvre de Virginia Woolf

Ci-dessous, le résumé du mémoire de Master 2 de Ghizlane Saadaoui, présenté en soutenance le 17 juin 2008 :

La scène dans l’oeuvre de Virginia Woolf

“These are questions about reality, about scenes and their connection with writing to which I have no answer; nor time to put the question carefully. Perhaps if I should revise and rewrite as I intend, I will make the question more exact; and worry out something by way of answer.” (Virginia Woolf)


Mobilité, polyphonie, flux des consciences, mouvement dans le temps, multiplicité, et discontinuité : autant d’attributs que l’on pourrait associer à la poétique de Woolf. La scène est un élément important qui fait la poétique du multiple dans l’œuvre de Woolf et se constitue en base de son écriture. Il apparaît que multiplier les sujets et les formes et bouleverser les techniques traditionnelles du roman est une façon pour l’auteur de mettre son écriture à l’épreuve, donc d’inventer une nouvelle manière d’écrire pour défier les conventions qui permettent de classer les productions artistiques et de différencier les unes des autres selon des critères de forme et de style (selon les conventions littéraires des écrivains des siècles précédents). La scène est donc cette nouvelle façon pour Woolf d’écrire, de transgresser et subvertir l’ordre des choses.
Le concept de « scène » est aussi utilisé par l’auteur comme point d’origine sans cesse recommencé et repris comme moteur de la créativité. En effet ce qui ressort de ce travail c’est que la scène est une entité sur laquelle l’écriture peut s’accorder et prendre sens. Woolf écrit dans Moments of Being que le concept de scène constitue pour elle la base de l'écriture et qu’elle doit souvent retrouver une scène (vue, lue ou vécue) en relation avec ce qu’elle écrit : « in all the writing I have done (novels, criticism, biography) I almost always have to find a scene; either when I am writing about a person, I must find a representative scene in their lives; or when I am writing about a book, I must find the scene in their poems or novels. »
Woolf confirme dans "A Sketch of the Past" que la scène est une façon de retenir les impressions que lui font les lieux, les paysages et les êtres qu’elle croise sur son chemin. C’est ce qu’elle appelle dans Moments of Being le processus de shock-receiving : « I go on to suppose that the shock-receiving capacity is what makes me a writer. » Ce qui constitue sa réserve d’images et de souvenirs à partir desquels elle forme la base de l'écriture. La scène pour elle est une façon de témoigner du passé et le marquer dans la mémoire : «But whatever the reason may be, I find that scene making is my natural way of marking the past.»
Le but de mon sujet est d’étudier la scène dans le cadre de l’oeuvre de Virginia Woolf comme un nouveau concept d’écriture. Woolf utilise le concept de «scène» pour déjouer les mécanismes de lecture et relancer l’interprétation. La scène est donc l’outil utilisé par l’auteur pour mettre l’accent sur la mixité des genres et pousser les limites entre roman, essai, théâtre, etc. Cependant, cette étude n’entend pas seulement détecter les différents passages qui représentent les scènes dans le roman ; le but est aussi de proposer une méthode pour les analyser et les expliquer. Dans ce sens, j’ai tenté d’effectuer une analyse textuelle sur l’organisation de quelques scènes en me basant sur la grammaire, les champs sémantiques, l’espace de scène, le temps de scène et les personnages qui y sont inclus.
En effet, l’importance du découpage, que je me suis appliquée parfois à réaliser avec difficulté, m’a permis de mieux cerner la scène et sa fonction dans le texte. La scène ne peut être facilement cadrée, délimitée et caractérisée de façon précise car les scènes, qui se succèdent, sont toujours en évolution et sont imprégnées, au fil de nos lectures, de constantes ruptures et alternances. Par ailleurs, pour étudier la scène dans l’œuvre de Virginia Woolf, il faut s’en tenir aux critères du mouvement des pensées et des voix dans le temps, aux fragments des pensées, aux myriades des impressions, au passage des personnages dans l’espace de scène, au transport et la circulation des rues de Londres et aux longues descriptions du paysage de campagne. The London scene, Between the Acts , et Mrs Dalloway illustrent parfaitement cette diversité de scènes et mettent l’accent sur son caractère instable et changeant.

Mais pourquoi concentrer notre attention sur les trois œuvres : The London scene, Between the Acts, et Mrs Dalloway ?

1) The London Scene, une série de six essais, a pour fonction essentielle de nous faire faire une visite guidée de Londres. C’est à travers le regard du narrateur et sa sensibilité au détail qu’on va l’accompagner dans sa déambulation dans les rues de Londres. Un parcours de lieux importants de cette ville où la poésie et la réflexion ne sont jamais absentes. Cette disposition des lieux suit le parcours suivant : London Docks, Oxford street, John Keats’ house, Hamstead Heath, Thomas Carlyle’s house (Chelsea), St Paul’s Cathedral, Westminster Abbey et enfin les Houses of Parliament. En effet, la visite de Londres dans son déroulement ne constitue peut-être pas une image spatialement ou symboliquement unifiée, mais une constellation de différentes scènes et des lieux visités tout au long du trajet du narrateur. Aussi, on y trouvera un itinéraire tracé de façon à donner à la scène l’attrait visuel d’une promenade où le panorama se découvre, à chaque tournant dans une nouvelle perspective.
Ainsi le terme « scène » est important à étudier dans sa diversité car il peut désigner dans un premier sens, une scène de rue qui ambitionne de nous faire voir un mouvement spatial du narrateur d’une scène à l’autre (d’un lieu à l’autre). La scène peut aussi servir d’alternative pour nous montrer des personnages agissant (commerçants, ouvriers, et gens de la rue), parfois sans dialogue, et des voix anonymes comme pour peindre justement une image de Londres à travers le regard du narrateur. Ainsi, la rue de Londres s’avère être l’espace principal de la scène et aussi l’occasion d’une observation précise du mouvement incessant des personnages, des voitures, des navires, du déchargement des denrées et de la marchandise. Une rue où le brassage des clients et des marchands offre un spectacle de la vie de Londres. C’est un mouvement non seulement de la vie mais aussi de la mort, l’une évoluant incessamment, et l’autre représentée dans un état statique et figé.
Dans un autre sens, on peut repérer le mot « scène » dans d’autres passages que j’ai examinés de plus près. J’ai ressenti le besoin de les étudier dans la mesure où Woolf les a presque démarqués des autres passages. Pour donner des aspects différents à la scène dans un contexte qu’on peut dénommer « essay-novel », elle nous propose alors trois différentes scènes : 1) « The wine vaults, a scene of extraordinary solemnity » (p. 13 [édition : London, Echo, 2006]) , 2) « Great men houses, the scene of Labour, effort and perpetual struggle et enfin » (p. 34), 3) « House of Commons, the old scenes of stir and bustle » (p. 55) . C’est pour ainsi dire que le mot « scène » s’attarde sur des passages qui peuvent nous sembler au premier abord banals, mais dont l’importance et la beauté aux yeux du narrateur sont ressuscitées par le processus de la scène. Car rien n’échappe au regard du narrateur, même les détails qui peuvent nous sembler insignifiants.
On sollicitera donc ce narrateur pour nous accompagner dans ce mouvement d’une scène à l’autre où Londres s’offre comme le lieu et l’espace idéal d’une exploration de la scène woolfienne. Car Londres comme scène est très intéressante à étudier puisqu’elle est l’espace qui permet un itinéraire soumis au regard et déplacement du narrateur et qui offre dans son chemin la scène dans toute sa multiplicité et diversité.

2) Between the Acts : la scène étudiée se rapproche du modèle théâtral et aborde le passage (de la page 68 à la page 189 ; édition : Oxford World’s Classics) qui concerne la pièce improvisée et jouée par les personnages dans un cadre scénique entièrement naturel (le jardin des Oliver) et que l’auteur dénomme « the Pageant » (p. 174). Cette étude est une façon de penser et de désigner la scène dans son versant théâtral qui représente l’espace lié au plateau de scène où se joue la pièce : acteurs et spectateurs inclus. Il est aussi pertinent d’étudier le hors-scène (arrière-plan et le décor de la scène théâtrale) qui est improvisé par des éléments de la nature qui entourent la maison des Oliver. J’ai tenté tout au long de cette étude de savoir si les deux espaces (l’espace de scène et le hors-scène) se divisent ou s’unissent pour former une nouvelle dimension de la scène. Il est apparu pertinent de mettre en relation la scène avec plusieurs éléments, comme la nature, la guerre, la mythologie, l’histoire et le temps présent, du point de vue de leur mode de fonctionnement et ainsi de voir comment l’auteur tente d’aménager et imbriquer plusieurs perspectives de la scène pour faire de son œuvre un novel-play.
Ensuite il est important d’étudier la scène du pageant comme un concept instable qui ne cesse de bousculer le spectateur et le lecteur par des provocations qui visent à perturber les normes de la représentation théâtrale. La scène se construit pour transgresser et dérouter l’ordre de la pièce (prologue, performance et épilogue) et surtout pour brouiller les frontières entre le spectateur et l’acteur et entre l’espace dédié à la pièce et l’espace réservé au public.

3) Mrs Dalloway : Le mouvement s’avère être un paramètre important dans cette partie du mémoire pour étudier la scène comme concept versatile et mouvant et qui représente l’activité incessante de la ville, des pensées, des voix, etc. Ce qui me semble pertinent dans ce passage de Mrs Dalloway (de la page 16 à la page 22 [édition : Penguin Popular Classics, 1996]) c’est que le lecteur est appelé à suivre le mouvement de la scène dans son déroulement, son lexique et son rythme. Car la scène est précisément cartographiée et prend sens grâce au transport de la voiture royale, du personnage de la voiture, et des voix qui entourent cette dernière. En effet, la scène ici est une scène en mouvement et le transport en est la clé. Ainsi, la structure de Mrs Dalloway est fluide et mouvante car tout circule ; les destins convergent, les chemins se croisent et les consciences se mêlent dans un langage du silence. Il y a aussi le transport des individus dans l’espace de la ville, transport d’un espace mental à l’autre et transport des voitures, omnibus, etc. Tout semble se réunir dans une même énergie et même poétique du mouvement perpétuel qui anime et fait de Londres, comme le perçoit Woolf, une entité vivante.
Cette dernière partie entend aussi d’analyser la scène sur un autre type de mouvement relatif au va et vient dans le temps, entre les rêves et souvenirs d’un grand moment dramatique de la vie d’un personnage (Peter). L’idée du temps est très pertinente dans cette nouvelle scène car l’auteur donne un rôle fondamental au surgissement du passé. Dans ce passage, le personnage Peter Walsh est souvent livré à l’aléatoire de sa condition et se meut dans un entre-deux temporel : son passé qui est le réservoir d’évocations nostalgiques concernant son histoire avec Clarissa Dalloway et son présent qui est lié à la réalité de sa condition actuelle, quant à sa relation incertaine avec les femmes en général. Cette étude est donc basée sur un temps de la conscience constamment infléchi par le surgissement du passé, décentrée et instable, faisant des va-et-vient permanents entre les rêves, souvenirs et la réalité.
Enfin, Mrs Dalloway est une étape finale et essentielle pour indiquer que la scène dans l’oeuvre de Woolf n’est pas une notion circonscrite et précise, n’obéit pas une logique, et ne possède pas d’indices structurels ou textuels pour la démarquer du texte, car tout peut faire scène chez Virginia Woolf.

Ainsi, la scène tend pertinemment un appât vers quelque chose qui est en jeu et qui nous démontre que l’écriture de Virginia Woolf est sans cesse expérimentée. Son écriture traduit pour l’écriture moderniste une nouvelle manière de penser la scène dans un contexte narratif. La scène dans ses oeuvres est encore riche de virtualités inexplorées et reste ouverte à plusieurs niveaux de lecture.

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