23 avril 2009

Henri Meschonnic

Je transmets ce texte de Gérard Dessons, publié sur le blog Polart le 21 avril :

Henri Meschonnic et POLART

Henri Meschonnic était membre de Polart. Mais il était aussi pour nous bien davantage. Il est certain que l’idée même de Polart (poétique et politique de l’art), n’aurait pas vu le jour sans l’ensemble de son travail. On trouvera ci-dessous quelques unes des idées que nous lui devons.

L’autre Benveniste

Henri Meschonnic est, avec Émile Benveniste, l’un des deux noms cités dans l’Éditorial du site Polart, texte donnant la « couleur » d’un travail collectif qui, évidemment, se nourrit de bien d’autres références théoriques.
En fait, le Benveniste qui nous est indispensable pour penser le rapport de l’art et du politique, celui qui a posé que le langage est l’interprétant de toute l’activité humaine, c’est à Henri Meschonnic que nous le devons. Il nous a montré comment lire autrement un auteur qui, après être passé pour l’un des promoteurs du structuralisme, était devenu le fondateur de la linguistique de l’énonciation, préfigurant le retour du sujet et le tournant éthique des années 1990.
En suggérant qu’un Benveniste peut en cacher un autre, Henri Meschonnic a tracé les voies vers un Benveniste à venir qui ouvre sur une pensée du langage non réduite à « L’appareil formel de l’énonciation », article de 1970 qui avait servi de boîte à outils aux commentateurs littéraires.
La découverte récente des manuscrits d’Émile Benveniste sur le langage poétique a confirmé la pertinence de l’intuition d’Henri Meschonnic sur le sens du travail à l’œuvre dans les Problèmes de linguistique générale. Ainsi, dans « Sémiologie de la langue » (1969) se profile l’idée qu’on peut lire autrement que selon la logique du signe (signifiance sémiotique), laquelle reste, pour nombre de commentateurs de textes littéraires et philosophiques, l’unique façon de concevoir et de percevoir le langage. L’autre signifiance (signifiance sémantique), qui est à construire au sein même de la linguistique, requiert des catégories spécifiques relevant d’une autre conception, poétique, du langage.
En outre, cette signifiance, identifiée comme étant celle de l’art, rencontre nécessairement le problème de la valeur en tant que capacité d’une œuvre de transformer les modes de dire, les modes de penser et les modes de vivre.

L’altérité radicale

Ce que montre Henri Meschonnic dans la continuation du travail d’Émile Benveniste, c’est que la subjectivité (comme identité) est un processus d’altérité. D’altérité radicale. Au sens où un sujet se constitue nécessairement dans une relation à un autre sujet. Dans le cas de l’art, de la littérature, c’est clairement en tant qu’autre qu’un sujet spectateur, auditeur, lecteur advient.
L’altérité comme mode de subjectivation est un processus historique qui relève de la nature même du langage, où fonctionnellement il n’y a que des différences, et où éthiquement il n’y a que du différent. Qu’il n’y ait aussi, pour d’autres points de vue, du différant ou du différend n’en est qu’une conséquence.
Cela implique que la conception du discours comme reproduction du même (rythme comme régularité, mot comme concept, phrase comme énoncé) est une résistance au fait que dans le langage l’autre est déjà là. Dans le poème, qui radicalise cette réalité, l’autre de la relation se signale en tant que difficile, incohérent, délirant.
Henri Meschonnic parlait d’un analphabétisme de la critique appliquée à lire le signe dans les phrases, persuadée qu’un mot est une vérité, au lieu d’y montrer l’activité d’une signifiance.
C’est l’idée, dans cette phrase de Madame Bovary : « Alors on vit s’avancer sur l’estrade une petite vieille femme », qu’il est question d’une femme, qu’elle est petite et vieille, et qu’elle s’avance sur une estrade. C’est la même démarche qui conduit à penser, lorsque Mallarmé écrit : « Victorieusement fui le suicide beau », qu’il s’agit d’un suicide, qu’il est beau, et qu’il a fui victorieusement. À moins qu’il ne s’agisse d’un inconnu qui a fui victorieusement un beau suicide. Ou de ce même inconnu devenant beau d’avoir fui ce suicide victorieusement. À moins que la femme ne soit ni petite ni vieille, et qu’elle ne s’avance sur aucune estrade.
C’est le même point de vue qui fait croire aussi qu’un concept peut s’exporter et s’importer sans dommage pour son efficience. Que, même, la panoplie idéale de l’analyste, composée de concepts pris ça et là, érige l’éclectisme en antidote du dogmatisme.

L’historicité

C’est pour beaucoup un concept étrange. En fait, ce n’est pas un concept du tout au départ, mais une notion désignant généralement le caractère de ce qui est historique.
Chez Henri Meschonnic, ce concept se constitue en regard de l’historicisme, conception qui définit le statut historique d’un événement ou d’un objet par le moment de leur production, ce moment étant fondateur de la vérité – ou du sens – de cet objet ou de cet événement. Il est certain qu’un objet entretient un rapport avec le moment de sa production : un drame élisabéthain, un roman naturaliste. Mais il s’agit d’un objet (de langage).
Ici, on parle d’autre chose : on parle d’une œuvre. D’une œuvre d’art. Et donc d’un problème de valeur.
On peut admettre qu’un objet ait une valeur intrinsèque liée à l’époque de sa production. Encore faudrait-il, pour en juger, se donner la fiction d’être son contemporain. Une œuvre d’art, elle, passe nécessairement par-dessus son époque.
C’est le sens de l’historicité selon Henri Meschonnic : la capacité d’une œuvre d’exister au-delà de son temps. De là, l’importance de la phrase d’Artaud placée en épigraphe de l’Éditorial du site de Polart : « L’art, c’est l’aujourd’hui encore aujourd’hui demain ». Simple comme une phrase de Benveniste ou de Meschonnic, mais terriblement efficace, c’est une définition de l’art qui n’est pas esthétique, qui s’en défend même, si l’on tient compte de l’archive implicite que contient le mot art. Une telle définition, critique de l’art par l’historicité et non plus par l’histoire (de l’art), sépare définitivement l’objet – esthétique – et l’œuvre.

Le poème contre la poésie

Présentée de cette façon, l’idée est contradictoire. Mais la contradiction n’est qu’apparente. Son statut de paradoxe est critique d’une situation historique et théorique : le poème comme pratique du langage confondu avec son essentialisation, la poésie. Une confusion très ordinaire. Des commentateurs évoquent couramment des spectacles ou des œuvres « pleins de poésie ». Notamment quand l’atmosphère est onirique ou l’écriture métaphorique. On ne sait pas combien de kilos de poésie il faut pour faire un bon poème, mais on entend dire parfois que certains textes en ont beaucoup, en comparaison d’autres qui, étant plus « prosaïques », en auraient moins.
Le concept de poème, chez Henri Meschonnic, prend en dehors d’une essentialisation et au-delà d’une typologie des genres. Désignant la transformation réciproque d’une forme de vie par une forme de langage, il renvoie à l’histoire de la poétique, et notamment à la poétique d’Aristote, avec les implications sur la nature même du langage (Aristote ne séparait pas l’étude de la tragédie d’une réflexion sur la lexis), et sur la constitution de la subjectivation (pour Aristote, savoir faire les métaphores, « cela seul ne peut être repris d’un autre »).

Le malentendu du rythme

Henri Meschonnic a théorisé la notion de rythme dans les années 1980. Cette notion, en vogue à la fin du XIXe siècle, avait disparu des discours critiques parce que liée à une pensée du temps, marquée de l’idéalisme philosophique, celui de Bergson, alors que l’époque s’était dédiée, « matérialistement » à l’espace. En ce temps-là la structure avait les pleins pouvoirs.
Depuis quelques années, le rythme est l’objet d’un engouement inédit de la part de la critique littéraire et philosophique, qui jusque-là ne s’en souciait pas. Des colloques, des séminaires de recherche se centrent sur une notion qui est en train de se reconfigurer en universel. Rythme en peinture, rythme en physique, rythme en cinéma, rythme en politique, rythme en ceci, rythme en cela : des travaux légitimes dans leur ordre, mais qui ont peu de choses à voir avec les travaux fondateurs d’Henri Meschonnic sur le rythme et le langage. C’est ce qui explique que sa pensée soit régulièrement absente des colloques ou journées d’étude consacrés au rythme. Ce qui, finalement, est assez cohérent : le travail d’Henri Meschonnic n’est pas un essai de définition du rythme, fût-il le rythme spécifique du langage.

Critique du rythme (1982)

Ce texte est un texte fondamental, parce qu’il est fondateur.
Beaucoup, zélateurs parfois et contradicteurs souvent, ont réduit cette réflexion à la critique des conceptions traditionnelles du rythme (ce qu’elle est aussi, inévitablement, là n’est pas la question) pour imposer une autre conception du rythme.
Bien loin d’une tentative de construction d’un objet positif, le travail d’Henri Meschonnic est un essai d’épistémologie. Faire du rythme le nom d’un ensemble conceptuel qui, partant du langage, embrasse l’ensemble du champ anthropologique.
Le rythme chez Henri Meschonnic, même quand il s’actualise par une analyse de la rythmique du langage, est d’abord une mise en crise du signe. Non pas d’une définition du signe, ni même d’une théorie du signe, mais d’une épistémologie du signe. Travail d’autant plus important que le signe en tant que point de vue – qu’on le prenne comme un index positif (le signe signifie la chose), ou comme un index négatif (le signe signifie l’absence de la chose) – ou en tant que mode de pensée, est présent comme une nature du sens en Occident comme en Orient.

Les œuvres inventent les langues

Cette idée, qui est l’une des bases de la théorie liée du langage et de la littérature d’Henri Meschonnic, les spécialistes de la traduction ont trouvé qu’elle était bonne. C’est vrai, en la lisant, on trouve que c’est intelligent. Au point qu’elle est devenue courante dans les travaux sur la traduction. C’est l’idée, simple, que les langues ne préexistent pas aux discours qui les actualisent. À part dans le monde idéaliste, il n’existe pas de schéma abstrait, de forme d’une langue tapie dans le ciel des idées linguistiques. Saussure l’avait dit clairement : pas de langue sans parole. Ce sont les discours qui font les langues, qui les déplacent, qui modifient telle construction syntaxique, telle valeur verbale ou substantive.
À partir de là, on peut poser que les langues ne sont autres que des manières de langage. La littérature, dans ce contexte, se révèle pourvoyeuse de manières, auxquelles la langue, en tant que communauté parlante, s’identifie, devenant en quelque sorte une manière des manières.

Poétique du traduire (1999)

La traduction est une pratique ordinaire du langage, et non un palliatif condamné à réparer infiniment la catastrophe de Babel, la perte de la langue adamique et son remplacement par une multitude de langues. L’idée que la traduction est une activité interne du langage repose sur le fait que, d’un point de vue anthropologique, la notion de langue renvoie nécessairement à une pluralité : aucune langue n’existe seule, et chaque langue est elle-même une pluralité linguistique. La traduction comme pratique, en organisant le passage des discours d’une langue vers une autre, est d’abord l’affirmation linguistique et éthique de cette pluralité.
En tant qu’activité de langage, la traduction, selon Henri Meschonnic, est une création. Si « traduire un poème c’est écrire un poème », alors la fidélité n’est plus une valeur de l’opération traduisante, qui se constitue nécessairement dans l’altérité. C’est toute la question de l’étranger qui s’en trouve repensée, dans ses implications éthiques, linguistiques, politiques.

Henri Meschonnic créateur de poncifs

On aura perçu la référence au propos de Baudelaire : « Créer un poncif, c’est le génie ».
Il ne s’agit pas, évidemment, de faire d’Henri Meschonnic un « génie » ! (ça l’aurait bien amusé !) Ce que voulait dire Baudelaire en accouplant deux termes traditionnellement antithétiques (l’idée de poncif, de redite ; et l’idée de création, d’invention), c’est que le véritable créateur possède cette force de transformer la singularité de sa vision du monde en valeur collective. C’est-à-dire, d’un point de vue anthropologique, tout simplement en valeur.
Henri Meschonnic est de ceux-là, créateur de poncifs. Avec le risque, propre aux poncifs, de l’affaiblissement des idées, de la déconceptualisation des concepts, de la perte de leur efficience première.

Au-delà de sa théorie du rythme, de sa réintégration de l’éthique dans la réflexion sur le langage, et même de cette anthropologie historique du langage qui plaçait d’emblée l’ensemble des sciences humaines dans la perspective du langage, de la conception qu’on en a, et, corrélativement, du poétique (de la littérature), Henri Meschonnic nous a appris que « toute critique se critique ». Au double sens de l’expression. Au sens passif du verbe : aucune critique ne pouvant se poser comme le dévoilement d’une vérité absolue, son activité la place immédiatement dans la situation de susciter la critique de ses positions, de ses enjeux. Au sens réfléchi du verbe aussi : toute critique, en montrant son mécanisme, produit sa propre critique – si on sait lire. Toute critique produit les conditions de sa propre critique. Toute critique est facteur de lucidité et de liberté.

Aucun commentaire: