11 novembre 2008

Doctorat : Poétique et politique du "common" dans l'oeuvre de Virginia Woolf

Projet de thèse déposé par G. Saadaoui

“To know whom to write for is to know how to write” (1)
Virginia Woolf

Le nom de Virginia Woolf est aujourd’hui synonyme du roman centré sur le monologue intérieur et de flux de conscience ("stream of consciousness"). Elle est considérée comme l’une des premières représentantes du modernisme classique qu’elle a développé par son style innovant. Son style est constitué de voix intérieures, influencé par la chronologie morcelée et axé sur la nuance, le changement, la couleur et l’imaginaire. Non seulement romancière mais aussi essayiste, journaliste, biographe, Virginia Woolf a toujours cherché écrire de sa propre façon. Virginia Woolf fut un de ces auteurs qui donnèrent une autre dimension à leur œuvre, et son œuvre a contribué à faire émerger une écriture de la modernité. Tout au long de son œuvre, Virginia Woolf a travaillé à renouveler et à recréer le romanesque et à tisser la forme de son langage au fil d’expérimentations narratives à chaque fois différentes. Son monde fictionnel apparaît au lecteur comme une mosaïque à laquelle chaque ouvrage ajoute une tesselle, une nouvelle technique d’écriture, un nouveau style à chaque fois rénovant.

Mais c’est dans le concept du « common », qu’on retrouve l’envie de Virginia Woolf de révolutionner son écriture et de donner au roman un aspect moderniste non élitiste. En effet, le common est la source d’interrogations qui s’attachent à la problématique du poétique et du politique et de leurs rapport dans l’œuvre : sont-ils deux termes divergents ? Sont-ils en interaction ? Quel est leur rapport avec l’œuvre? Quelle est leur influence sur l’œuvre de Virginia Woolf ? Quel rapport le/la poétique et politique entretiennent-ils avec le commun?


Il est important de préciser que c’est dans les écrits de Virginia Woolf qu’on ressent une renaissance du poétique du côté du politique par un lien de parenté qui unirait les deux concepts (pourtant traditionnellement divergents) pour consolider le rapport entre œuvre, langage et société. Il va sans dire que ce qui impose à l’œuvre une certaine disjonction avec la vie ordinaire et l’isole dans son propre monde c’est cette fuite et retraite de la vie à laquelle l’artiste nous convie. Ce qui démontre une certaine intransitivité entre l’œuvre et ce qui fait la vie quotidienne du lecteur :

Surely then, if we ask this great master of the art of life to tell us his secret, he will advise us to withdraw to the inner room of our tower and there turn the pages of books, pursue fancy after fancy as they chase each other up the chimney, and leave the government of the world to others. Retirement and contemplation— these must be the main elements of his prescription. (2)
En ce sens, le common demande à être pensé d’une autre façon ; une possibilité de coalition entre art et ordinaire. Autrement dit, que l’art et le poétique n’appartiennent pas seulement au sublime, la perfection, la cohérence, mais aussi aux choses simples qui font les vies. Ainsi, par le concept du lecteur commun, le sens et la valeur du politique qui est celui du collectif, de l’ordinaire et de la structure sociale, implique un rapport étroit avec l’œuvre. Woolf affirme qu’il est préférable de se maintenir au milieu de la route, d’emprunter les ornières communes, même si elles sont boueuses. Il vaut mieux en écrivant choisir les mots ordinaires, éviter les grandes envolées et l’éloquence.

It is best to keep in the middle of the road, in the common ruts, however muddy. In writing choose the common words; avoid rhapsody and eloquence—yet, it is true, poetry is delicious; the best prose is that which is most full of poetry. (3)
Ainsi, même s’il est courant d’opposer l’écrivain au lecteur ordinaire ou commun, il semble que pour Woolf il y a une possibilité de coalition entre le roman et le lecteur commun. Les gens ordinaires lisent pour leur propre plaisir plutôt que pour transmettre les connaissances aux autres. Ainsi, Woolf différencie le lecteur commun du critique et de l’universitaire qui ne lit pas pour son plaisir mais plutôt pour dispenser son savoir de corriger l’opinion des autres. Les gens ordinaires quant à eux s’adonnent à l’activité de la lecture, purs de tout préjugé littéraire, pour se distinguer des critiques et des érudits :

There is a sentence in Dr. Johnson’s Life of Gray which might well be written up in all those rooms, too humble to be called libraries, yet full of books, where the pursuit of reading is carried on by private people. “. . . I rejoice to concur with the common reader; for by the common sense of readers, uncorrupted by literary prejudices, after all the refinements of subtilty and the dogmatism of learning, must be finally decided all claim to poetical honours.” It defines their qualities; it dignifies their aims; it bestows upon a pursuit which devours a great deal of time, and is yet apt to leave behind it nothing very substantial, the sanction of the great man’s approval. (4)

Mais l’histoire littéraire est pleine d’auteurs qui ne se consacrent pas aux détails de la vie, ni à la psychologie du personnage. Ce qui nous rappelle Mr Well, Mr Bennet et Mr Galsworthy dans « Modern Fiction » (1919) et qui sont considérés par Woolf comme des auteurs matérialistes parce qu’ils se soucient non de l’esprit mais du corps et qu’ils nous ont déçus. Dans leur optique, l’œuvre est orientée vers un espace clos qui exclut la théorie du common. Woolf affirme qu’ils parlent de choses qui ne sont pas importantes et manquent tout l’intérêt de la vie. Ainsi, selon Woolf, la vie leur échappe:

Wells, Mr. Bennett, and Mr. Galsworthy have excited so many hopes and disappointed them so persistently that our gratitude largely takes the form of thanking them for having shown us what they might have done but have not done; what we certainly could not do, but as certainly, perhaps, do not wish to do. No single phrase will sum up the charge or grievance which we have to bring against a mass of work so large in its volume and embodying so many qualities, both admirable and the reverse. If we tried to formulate our meaning in one word we should say that these three writers are materialists. It is because they are concerned not with the spirit but with the body that they have disappointed us, and left us with the feeling that the sooner English fiction turns its back upon them, as politely as may be, and marches, if only into the desert, the better for its soul. (5)
Woolf écrit que si l’écrivain était un homme libre et non un esclave et s’il pouvait écrire ce qu’il veut et non ce qu’il doit, s’il pouvait travailler à partir de ce qu’il ressent et non de simples conventions, car sa tache de romancier est de communiquer cet esprit changeant, inconnu et indéfini. L’écrivain est convié à écrire selon une certaine acceptation de normes qui ne représente pas la vie telle qu’elle est :

if a writer were a free man and not a slave, if he could write what he chose, not what he must, if he could base his work upon his own feeling and not upon convention, there would be no plot, no comedy, no tragedy, no love interest or catastrophe in the accepted style, and perhaps not a single button sewn on as the Bond Street tailors would have it. Life is not a series of gig lamps symmetrically arranged; life is a luminous halo, a semi-transparent envelope surrounding us from the beginning of consciousness to the end. Is it not the task of the novelist to convey this varying, this unknown and uncircumscribed spirit, whatever aberration or complexity it may display, with as little mixture of the alien and external as possible? We are not pleading merely for courage and sincerity; we are suggesting that the proper stuff of fiction is a little other than custom would have us believe it . (6)
Néanmoins, James Joyce reste une exception. Son travail est le plus remarquable de celui de ses prédécesseurs avec ses jeux de langage qui foisonnent et son envie de s’engager sur les voies d’expérimentation pour recréer un nouveau mode d’écriture. Woolf le considère comme un « spiritualiste » :

Mr. Joyce is spiritual; he is concerned at all costs to reveal the flickerings of that innermost flame which flashes its messages through the brain, and in order to preserve it he disregards with complete courage whatever seems to him adventitious, whether it be probability, or coherence, or any other of these signposts which for generations have served to support the imagination of a reader when called upon to imagine what he can neither touch nor see. (7)
Pour Woolf, le problème qui se pose au romancier est de trouver des moyens de pouvoir écrire librement ce qu’ils veulent sur le papier. Elle écrit dans « The Patron And The Crocus » que les auteurs qui se mettent à l’écriture reçoivent généralement le conseil convaincant mais complètement irréalisable: écrire ce qu’ils ont à écrire le plus brièvement et le plus clairement possible, sans penser à autre chose qu’à dire exactement ce qu’ils ont en tête :

However this may be, the problem before the novelist at present, as we suppose it to have been in the past, is to contrive means of being free to set down what he chooses. He has to have the courage to say that what interests him is no longer “this” but “that”: out of “that” alone must he construct his work. For the moderns “that”, the point of interest, lies very likely in the dark places of psychology.(8)

Il entre dans le choix du terme de common, que nous plaçons en tête de ce travail, une autre part de provocation. Tout l’intérêt est sur le jeu avec les frontières entre lecteur et auteur et aussi entre les frontières des genres, des styles d’écriture qui définissent la littérature de Virginia Woolf. Un jeu favorisé par la manière dont l'auteur joue avec différents registres et fondé sur une logique nouvelle d’écriture moderniste qui réinvente le rapport de lecture par le concept du common. Car, il y a dans tous ses textes comme un appel à la fusion et du commun non seulement pour rapprocher le lecteur à l’œuvre mais aussi pour privilégier le dialogue entre différents genres littéraires.

Notre travail portera sur des textes marqués par l’ambition de Woolf de créer une nouvelle méthode d’écriture en dehors de tout classement : “Any method is right, every method is right, that expresses what we wish to express, if we are writers; that brings us closer to the novelist’s intention if we are readers.” (10) Le choix de Virginia Woolf est essentiellement de rechercher une forme de littérature qui renverse, ou présente, de quelque manière que ce soit, de nouvelles normes et des valeurs à son écriture qu’elles soient linguistiques, littéraires ou artistiques, morales, sociales ou politiques. Chez Woolf rien n'est circonscrit et tout récuse les frontières des genres. On peut y retrouver une certaine intertextualité entre divers champs littéraires, hybridité linguistique (jeux et innovations stylistiques), une mixité des voix, et un certain common ground entre différents registres littéraires qui reviennent, s’entrelacent et s'emboîtent de façon inattendue au fil de notre lecture. Ce qui démontre que les écrits de Virginia Woolf dans son rapport poétique découlent d'un refus des genres, voire d'une parfaite indifférence à leur égard. On peut y trouver aussi le jeu politique qui touche à la question toujours troublante de l’identité sexuelle et d’androgyne dans une traversée d’identités en passant par la transformation, changement de sexe, absence d’identité, et de statut dans la narration. Ici le politique se traduit par la polyphonie des voix et des identités et repose sur une vision du monde commune à tous les personnages, au narrateur, et même au lecteur. A ce propos, nous tenterons de démontrer dans ce travail que le poétique et le politique ne sont pas deux concepts distincts chez Woolf mais sont liés par le commun. En d’autres termes, les textes de Virginia Woolf représentent une renaissance du politique du côté du poétique par leur alliance spontanée. Ainsi, le common est un concept qui fait politique par le poétique comme le démontrera notre travail.


Notre sujet se présente donc comme un travail de repérage, au sein d'un kaléidoscope de tonalités, de traits structurels et thématiques relatifs à divers genres (la fiction, le romanesque, le théâtre, la poésie, l’histoire, la politique, etc.) et différentes voix qui ont exercé sur l'œuvre l'influence la plus déterminante. Ce déplacement et cette ambivalence font éclore diverses virtualités de réception et de lecture et fait de ses textes l'ouverture de plusieurs niveaux de lecture.

Nous nous proposons ici de rendre compte d’un parcours woolfien qui inclut les nouvelles, les essais et les textes théoriques qui nous éclairent, de façon nouvelle, sur le rapport de Virginia Woolf à l’écriture. Ses œuvres contribuèrent à faire émerger une écriture de la modernité et qui démontre une écriture mouvante et variable. Nous prendrons aussi comme centre de perspective le roman de Virginia Woolf (qu’on va faire dialoguer avec les autres œuvres cités au dessus) où se tisse une nouvelle forme d’écriture autour d’un noyau commun (de registres, de voix, de styles, etc) que Woolf souhaite faire entendre. C’est aussi un common ground, où se mélangent plusieurs registres littéraires qui permettent la confrontation, la juxtaposition, le dialogue de voix différentes. Les écrits politiques de Woolf, ses nouvelles, ses essais, et ses correspondances permettent, cependant, de concilier le littéraire et politique avec l'œuvre. De même, alors que la critique tendit précédemment à privilégier l'écriture poétique de Woolf, notre travail tente d’explorer l’œuvre dans son contexte politique et faire surgir les échos intertextuels qui s'y font entendre. D’autres textes et articles politiques et théoriques de Virginia Woolf pourront être évoqués au cours de l’analyse pour mieux cerner notre question initiale : Poétique et politique du « common » dans l’œuvre de Virginia Woolf.

Notes

1. Woolf, Virginia. The Common Reader, First Series. New York: Harvest/HBJ Book, 2002, p. 242.
2. Ibid., p. 80.
3. Ibid., p. 81.
4. Ibid., p. 11.
5. Ibid., p. 179.
6. Ibid., p. 181.
7. Ibid., p. 182.
8. Ibid., p. 183.
9. Ibid., p. 184.
10. Woolf, Virginia. « Mr. Bennett and Mrs. Brown », in The Essays of Virginia Woolf, Vol I-III, Andrew McNeillie, dir. London, Hogarth Press, 1986-1988.


Bibliographie

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Lee, Hermione. Virginia Woolf’s Essays: The Cambridge Companion to Virginia Woolf, ed. Sue Roe and Susan Sellers. Uk: Cambridge University Press, 2000.
Mepham, John. Virginia Woolf: A Literary Life, ed. Richard Dulton. London: Macmillan, 1991.
Rodier, Carole. L’univers Imaginaire de Virginia Woolf. Paris : Editions du temps, 2001.
SCHAFFER, Jean-Marie. Théorie des genres, ouvrage collectif. Paris: Seuil, Points, 1986.
Woolf, Virginia. A Room of One’s Own, Three Guineas, ed. Morag Shiag. Great Britain: Oxford university, 1998.
Woolf, Virginia. A Woman’s Essays, selected essays, Vol. I, ed. Rachel Bowlby. London: Penguin Books, 1992.
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Woolf, Virginia. The Common Reader, First Series. New York: Harvest/HBJ Book, 2002.
Woolf, Virginia. The Complete Shorter Fiction of Virginia Woolf, Ed. Susan Dick. London: The Hogarth Press, 1985.
Woolf, Virginia. The Diary of Virginia Woolf, ed. Anne Olivier Bell. Uk: Penguin Books, 1982.
Woolf, Virginia. Modern Fiction, ed. Susan Dick. Uk: Hodder and Stoughton, 1989.
Virginia Woolf. Le pur et l'impur. Colloque de Cerisy 2001, eds. Catherine Bernard et Christine Reynier (Rennes : Presses Universitaires de Rennes, Collection Interférences, 2002.

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