11 novembre 2008

Doctorat : Salman Rushdie, Graham Swift et le roman anglophone

Projet de thèse déposé par L. Bouhanik :
Durant ses premières années colonialistes, l’Angleterre misait tout sur la conquête territoriale mais des missionnaires influents tels que Charles Grant ont vite attiré son attention sur la nécessité d’accompagner ses mouvements expansionnistes d’actions civilisatrices. Dans un article datant de 1797 et portant le titre « Observations on the state of society among the Asiatic subjects of Great Britain, particularly with respect to morals, and on the means of improving it », Grant assurait que l’Angleterre gagnerait à répandre sa civilisation dans ses territoires : « The communication of our light and knowledge to them, would prove the best remedy for their disorders, and this remedy is proposed, from a full conviction that if judisciously and patiently applied, it would have great and happy effects upon them, effects honourable and advantageous for us » (1). Ainsi pour Grant, faire rayonner la civilisation britannique dans les colonies allait non seulement ajouter au prestige de l’Angleterre mais il guérirait aussi les populations locales de leurs tendances anarchiques.


Or dans ces campagnes de colonisation de l’esprit indigène menées par l’Angleterre, les romans ont joué un rôle primordial, notamment ceux qui avaient une forte teneur propagandiste. En effet, ces ouvrages occupaient une place de choix parmi les tonnes de livres expédiés vers les colonies. Cependant, si le roman comme genre a contribué à renforcer le pouvoir de l’empire, il a aussi contribué à sa chute. C’est qu’il a vite changé de mains. Les colonies s’en sont emparées et en ont fait l’instrument de leur émancipation. De ce précieux butin subtilisé à leurs oppresseurs, elles n’ont jamais vraiment voulu se départir même l’objectif de l’indépendance atteint. Mieux, le roman est devenu le langage à travers lequel elles s’adressent à l’empire.

En Inde, l’un des écrivains qui a su s’approprier le roman anglais est Salman Rushdie. A sa sortie en 1981, son roman Midnight’s Children a monopolisé tous les regards critiques. Il incarnait le nouveau visage du roman. Mais cet écrivain a surtout fait voler en éclats la noble appellation « roman anglais ». Depuis son arrivée sur la scène littéraire, c’est l’expression « roman anglophone » qui est utilisée pour désigner ces romans d’un nouveau genre qu’il a inspirés.

Car dans les pays colonisés, Rushdie a ouvert la voie à une lignée d’écrivains aussi talentueux les uns que les autres. Mais son influence s’est fait sentir au cœur même de la métropole anglaise. Les écrivains britanniques de sa génération ont toujours manifesté un intérêt soutenu pour son œuvre. Certains s’en sont même inspirés.

C’est le cas de Graham Swift, par exemple. Cet écrivain londonien s’est fait connaître avec son roman Waterland. Toutefois, si je retiens le nom de cet auteur c’est parce que son roman présente des similitudes très frappantes avec Midnight’s Children. Pour rappel, Swift a publié son livre en 1983, deux ans après la sortie de Midnight’s Children. Il a donc eu tout le loisir de découvrir ce roman et de s’en imprégner.

A vrai dire, Midnight’s Children et Waterland pourraient facilement être attribués à la même plume tant leurs similitudes sont nombreuses. Ils prennent tous les deux la forme d’une saga familiale. Et tous les deux font une place importante à l’Histoire. Comme dans le roman de Rushdie celle-ci est assimilée à la petite histoire dans Waterland car pour Swift aussi, « history is only a kind of collective story-telling » (2) . De plus, comme dans Midnight’s Children, l’Histoire est étroitement liée à la mémoire dans le roman de Swift, et elle est associée à des concepts tels que « purpose », « future», « meaning », « progress ». Or ces concepts forment la charpente de Midnight’s Children. Par ailleurs, on retrouve dans le roman de Swift la même poétique d’ambivalence que celle qui est à l’œuvre dans le roman de Rushdie. Midnight’s Children est, rappelons-nous, travaillé par le principe du « leaking », et Waterland par un principe proche ; l’amphibie. Enfin, d’un point de vue narratif, le récit du narrateur de Waterland est aussi faillible et méandreux que celui de Saleem dans Midnight’s Children.

On pourrait objecter que ces ressemblances ne suffisent pas pour tirer des conclusions mais le point de vue de Swift rejoint celui de Rushdie sur un grand nombre de sujets. Par exemple, Swift a la même conception de la fiction que l’auteur indien. Pour Rushdie, la fiction permet de trouver de nouveaux angles de vue à partir desquels aborder le réel ; « new angles at which to enter reality » (3) et pour Swift, elle peut nous aider à porter un regard neuf sur le monde ; « make us see anew and afresh » (4), pour reprendre son expression. Aussi, quand Rushdie parle de « imaginary homelands » (5) ou de ce qu’il appelle « Indias of the mind » (6), Swift, lui, parle de « landscape of the mind » (7), notamment pour désigner les fameux marécages de Waterland. Un autre point sur lequel Swift rejoint Rushdie est celui qui concerne le caractère fragmentaire de nos perceptions. Dans sa collection d’essais Rushdie écrit : « we are … cracked lenses, capable only of fractured perceptions » (8). Swift dit quasiment la même chose dans son interview : « pictures do often lie. They have a frame around them, and we don’t see what’s outside the frame, we don’t see what happens before, we don’t see what happens after » (9).

Comme nous pouvons le constater à travers ces quelques exemples, une mise en regard des deux auteurs ne peut être qu’enrichissante. Les études consacrées à l’un et à l’autre sont déjà exhaustives mais elles ne font pas forcément le rapport entre les deux écrivains. Je me propose d’établir ce lien manquant et de combler ce vide théorique.

Cependant, disons le dès maintenant, le cas Rushdie/Swift ne se résume pas à une simple histoire d’influence. Il pose des questions cruciales comme celle du rapport de l’Orient à l’Occident et du postcolonialisme au postmodernisme. Avec la décolonisation, l’Occident a été contraint d’entendre les voix venant de ses anciens territoires. A présent, ses écrivains considèrent leurs confrères de la périphérie comme des interlocuteurs à part entière. Ces derniers participent activement aux débats de l’époque, particulièrement ceux qui portent sur l’expérience coloniale. Sur ce sujet, ils ne se contentent pas de relayer les versions données par les occidentaux. Ils livrent leurs propres visions sur la question. De même qu’ils ne se limitent pas à écrire selon les normes instaurées par l’Occident. Ils contribuent à repenser et à redéfinir ces normes.


Mon travail de thèse consistera à établir un dialogue entre Salman Rushdie et Graham Swift mais j’aimerais faire dialoguer ces deux auteurs sur une notion bien particulière : la notion d’anglicité ou d’« englishness ». Cette question me semble intéressante car les deux écrivains partagent le même espace d’écriture ; celui du roman écrit en anglais. Cependant, l’anglicité qui m’intéresse est d’abord celle du roman. J’entends par là l’idée selon laquelle le roman aurait une tradition purement britannique. A ce sujet, l’interrogation qui surgit est la suivante : que reste-t-il de l’anglicité des écrivains britanniques comme Swift après l’arrivée d’un monstre hybride tel que Rushdie sur la scène littéraire anglaise ? Cette question rejoint ce que j’ai dit plus haut sur l’impact qu’a eu Rushdie sur le paysage littéraire.

Par « anglicité du roman », j’entends aussi la vision que le roman propose de cette notion. Dans le cas de Rushdie et de Swift, il s’agit de voir si leurs romans la construisent ou si, au contraire, ils la déconstruisent. On pourrait pousser la réflexion plus loin et examiner les rapports que les romans des deux écrivains établissent entre l’anglicité et des facteurs tels que l’histoire, la culture, la nation, l’identité, etc. Car, en fin de compte, qu’est-ce qui confère cette anglicité ? Est-ce le texte ; le fait d’écrire en anglais ou la terre ; le fait de naître sur le sol anglais ? L’anglicité, est-elle l’oeuvre de l’histoire ? Est-elle un trait culturel? Je tenterai de connaître les positions de Rushdie et de Swift sur ces points en analysant leurs oeuvres.

En plus des romans de Rushdie sur lesquels j’ai déjà eu l’occasion de travailler au cours de mon Master (Midnight’s Children, Shame et Shalimar the Clown), mon corpus couvrira d’autres œuvres de l’écrivain comme The Satanic Verses, Haroun and The Sea of Stories, East West, The Moor’s Last Sigh. Par ailleurs je m’intéresserai aux deux collections d’essais de l’auteur ; Imaginary Homelands et Step Across This Line. Pour ce qui est des romans de Swift, je retiendrai principalement The Sweet-Shop Owner, Shuttlecock, Waterland, Out Of this World, et Ever after.


Notes

1. Cité par Andrew Teverson dans Salman Rushdie, Contemporary World Writers, Manchester University Press, 2007, pp. 30-31, italiques ajoutés.
2. Propos recueillis par Catherine Bernard et Gilles Menegaldo dans Graham Swift ou le temps du récit, éditions Messene, 1996, p. 14.
3. Salman Rushdie, Imaginary Homelands, Granta, 1991, p. 10.
4. Catherine Bernard, Gilles Menegaldo, op. cit., p. 13.
5. Salman Rushdie, op. cit., p. 10.
6. Ibid.
7. Catherine Bernard, Gilles Menegaldo, op. cit., p. 10.
8. Salman Rushdie, op. cit., p. 12
9. Catherine Bernard, Gilles Menegaldo, op. cit., p. 14

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