14 octobre 2013

Observatoire: Exposition de Lorna Simpson, du 28 mai au 1er septembre 2013

Exposition de Lorna Simpson, du 28 mai au 1er septembre 2013 au Jeu de Paume

Lorna Simpson est une artiste noire américaine à l’œuvre mêlant de façon très significative l’image, le mot et le concept. Quelques unes de ses photographies sont reproduites dans des anthologies, par exemple de photographie féministe où elle met au jour les modes de manipulation du spectateur avec ses figures de femme, de dos, où différents titres donnent des significations très contrastées à des photographies pourtant exactement identiques. Les œuvres choisies pour l’exposition du Jeu de Paume, photographies, peintures, vidéos, ou installations, permettent de prendre enfin en compte l’étendue et la complexité des travaux de Simpson.
Elles peuvent être interprétées comme des variations sur la représentation de la différence par rapport à ce que la société nous habitue à considérer comme la norme, comme digne d’être représentés, comme porteurs de parole valable, l’homme blanc des classes moyennes ou élevées, l’homme célèbre. En représentant femmes et homme noirs, souvent d’extractions populaires et toujours anonymes, Simpson déconstruit nombre de nos attentes quant à la représentation de ces populations. L’émotion devant les travaux de Simpson ne vient pas seulement de leur beauté plastique mais aussi de leur charge sociale, de leur force d’expression : l’œuvre entière de Lorna Simpson résonne de problématiques inhérentes à notre société.

La première salle de l’exposition ne nous présente que des photographies de modèles noirs, nous commencerons donc par analyser quels messages Simpson semble nous donner en ce qui concerne l’être-noir dans la société. Comme souvent, et c’est ce qui fait la force de son œuvre, les photographies sont accompagnées de textes, anecdotes, expressions de la langue anglaise, adjectifs ou autres, et représentent des personnages de dos. Cela crée pour le spectateur un effet étrange. Notre désir scopique étant frustré par l’absence de visage du modèle – est-il beau ? quelle est son expression ? – nous sommes réduits à recréer mentalement un visage en suivant les indications du titre, comme dans Stereostyles, où des femmes de dos, aux coiffures toutes différentes, sages ou extravagantes, sont entourées d’une série d’adjectifs également tous différents, communément employés pour décrire un aspect de la femme. Cette gymnastique mentale est un moyen de prendre conscience de nos a priori : si un adjectif accolé à une photographie colore notre interprétation de cette photographie, pourquoi un stéréotype appliqué, en l’occurrence, à une ethnicité, ne colorerait-il pas notre appréciation de chaque individu de cette race ? De la prise de conscience au combat contre ces a priori, il n’y a qu’un pas qu’on est prié de faire.
Plus loin dans l’exposition, d’autres œuvres nous donnent d’autres visions de l’expérience d’être noir. Momentum, un ensemble de vidéos, nous montre un groupe de danseurs quasi nus et peints en doré, affublés de grandes perruques afro, elles aussi dorées. Dans un décor uniformément blanc, sans musique, selon la vidéo, ils attendent en s’ennuyant ostensiblement, se grattent, se taquinent, se placent, assouplissent leurs chevilles, esquissent des jetés ou effectuent parfaitement ce pas de danse. S’il y a du Vanessa Beechcroft dans ces performances, pour l’alignement des corps parfaits et exposés, ainsi que du Beckett, pour l’attente et la vacuité de ce geste répété de tourner en rond sur soi, il y a surtout des commentaires sociétaux absents de  ces deux précédents artistes. Les jeunes danseurs sont afro-américains, leur peau déjà foncée est rehaussée d’or, ultime symbole de valeur, comme si c’était à l’artiste de prouver par l’illustration la perfection de ces corps et de leur art. S’il y a ségrégation dans ce corps de ballet, ils ne semblent pas en souffrir : même dans l’attente, ils semblent à l’aise et solidaires, ils rient ensemble et s’entraident. La discrimination renforce plus qu’elle n’affaiblit, semble dire Simpson. Un autre signal fort de leur altérité est la grande perruque ou coiffure afro que porte chacun des danseurs. L’importance du cheveu dans l’œuvre de Lorna Simpson est immense, j’aurai l’occasion d’y revenir. Ce volume capillaire peut signaler le cheveu crépu de l’africain, plus particulièrement le mouvement, dans les années 1970 aux Etats-Unis, de la blaxploitation, quand les artistes noirs, chanteuses, acteurs, étaient utilisés, voire exploités, pour symboliser une sensualité plus débridée, plus exotique, plus sauvage, à destination d’un public et par des producteurs majoritairement blancs. Ici, comme dans les années 70, la coiffure est imposée, mais elle est sublimée par l’or qui la recouvre.
Etre noir, pour Simpson, c’est être le sujet du discours en tant qu’autre, c’est ce qu’elle met en lumière, sur le mode ironique, dans ses photographies aux légendes qui tentent de faire rentrer le sujet représenté dans des cases prédéterminées, même si on ne sait rien du sujet qui ne nous montre que son dos, sa nuque, ses cheveux. C’est aussi être l’acteur, ou plutôt le danseur, d’une réalité pleine de grâce, de poésie et de solidarité, bien loin des stéréotypes.

Dans la salle suivante, deux installations monumentales, Gold Headed et Wigs, nous reparlent des symboles dans les cheveux, et des stéréotypes de genre. Gold Headed : une série de peintures abstraites qui évoquent les chevelures de modèles féminins vus de trois-quarts dos. Comme dans Momentum, elles utilisent la peinture dorée, évoquant le fantasme stéréotypé, dont l’industrie du cinéma s’est fait l’écho, d’une blondeur féminine symbole de pureté et de perfection. Comme dans les photographies commentées plus haut, le spectateur a tendance à attribuer des caractéristiques, voire des jugements, en fonction des styles capillaires : plus de volume égale plus d’extravagance, plus de contrôle égale moins de fantaisie… Mais nos cheveux sont-ils des indicateurs infaillibles de notre identité de genre ? Rien n’est moins sûr, comme le montre, en regard de Gold Headed, l’installation Wigs, un ensemble de photographies de perruques et autres postiches, accompagné de petites phrases, dictons de sagesse populaire, anecdotes ayant tous trait aux liens complexes entre apparence et identité, à l’identité de genre... C’est un lieu commun mais tant pis : les apparences sont trompeuses, le beau chignon, la longue tresse, l’impressionnante moustache sont peut-être amovibles, la jolie petite  fille en robe à volants est peut-être un petit garçon…
Etre femme, c’est aussi pour Lorna Simpson être l’un des membres de la rencontre sexuelle, puis du couple. C’est un point de vue féminin que nous donnent les ensembles de photographies et de texte The Rock et The Car, aux procédés similaires : une photographie de grand format reproduite sur du textile, une anecdote mettant en scène un couple. Féminité mais mélange des genres : Simpson bouscule les conventions de représentation en focalisant sa représentation du couple sur des aspects relativement tabous de la relation, ou en tout cas des aspects qu’une bienséance sociale exigerait que la femme passe sous silence. The Rock nous raconte l’histoire d’un couple qui cherche un coin tranquille pour une rencontre sexuelle en plein air. The Car, celle d’un autre couple qui se dispute en public. L’association de l’image et du mot, on l’a vu, est porteuse de réseaux de significations très riches, et c’est confirmé dans la mise en scène de la féminité. Si dans le début de l’exposition, la parole de la femme est invalidée, comme dans l’œuvre intitulée Waterbearer, où la photographie d’une femme de dos est accompagnée d’une légende faite d’une anecdote laconique, « On lui a demandé sa version des faits à seule fin de mettre en doute ses souvenirs.» L’eau coule sur cette photographie des deux pichets qu’elle tient à bout de bras, comme la parole coule, fluide et insaisissable. Avant d’accéder à l’autorité de la parole écrite.

L’exposition s’achève sur deux ensembles de photographies mêlant photographies d’archives et photographies ou peintures de Simpson, façon de remettre à l’honneur des anonymes, des personnes sans histoire, dont seul un autoportrait réalisé au photomaton rappelle l’existence. Simpson expose une nuée de petits cadres contenant ces images de photomaton anciennes dans l’installation intitulée Gather + Please remind me of who I am. Ce sont tous des afro-américains, souvent manifestement bien habillés, chapeautés, souriants, parfois se pressant à deux dans la cabine photographique en gage d’amitié ou d’amour. Au milieu de ces photographies, on remarque dans un deuxième temps des cadres contenant des taches d’encre noire. On retrouve bien dans l’œuvre les deux pans du titre : Gather, c’est l’acte de la collectionneuse, le fait de rassembler les vieilles photographies considérées jusqu’alors comme sans valeur, afin de les exposer comme des œuvres d’art à part entière ; Please remind me of who I am, c’est l’association de la quête de l’identité à travers les apparences – qui je suis, c’est l’équivalent de de quoi j’ai l’air—ainsi que l’oubli, la perte, exprimée par les taches noires, photos abimées, perdues, identités, et vies oubliées.
Encore plus de mystère entoure la série 1957-2009. Ayant obtenu une série entière de photographies d’un couple, où la jeune femme prend manifestement beaucoup de plaisir à revêtir ses plus beaux vêtements pour jouer au mannequin devant un homme qu’on imagine être son compagnon (quelques images représentent ce dernier), Simpson entreprend de recréer les images de la belle inconnues, mêmes poses, décors et vêtements. Pour les photographies du jeune homme, elle se travestit. Au spectateur de dire quelle image date de 1957, quelle de 2009, quel personnage est réellement masculin…

Ayant eu, tout au long de l’exposition, l’occasion de réfléchir sur les codes de représentation des identités, sur la manipulation des spectateurs par les systèmes d’images et de textes, la dernière œuvre visible est une sorte de synthèse. Cloudscape, une vidéo, nous montre un homme noir sifflant dans des brumes générées manifestement par un appareil à fumigènes. Puis, comme les minutes passent, que l’improvisation sifflée nous séduit et que le décor du studio disparaît sous un brouillard de plus en plus épais, on peut facilement imaginer un récit autour de cette situation, donner un rôle à cet inconnu isolé, donner un sens, donner des sens multiples, à cette image, comme nous en avons donnés au reste de l'exposition.

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