Lorna Simpson est une artiste noire américaine à
l’œuvre mêlant de façon très significative l’image, le mot et le concept.
Quelques unes de ses photographies sont reproduites dans des anthologies, par
exemple de photographie féministe où elle met au jour les modes de manipulation
du spectateur avec ses figures de femme, de dos, où différents titres donnent
des significations très contrastées à des photographies pourtant exactement
identiques. Les œuvres choisies pour l’exposition du Jeu de Paume,
photographies, peintures, vidéos, ou installations, permettent de prendre enfin
en compte l’étendue et la complexité des travaux de Simpson.
Elles peuvent être
interprétées comme des variations sur la représentation de la différence par
rapport à ce que la société nous habitue à considérer comme la norme, comme digne
d’être représentés, comme porteurs de parole valable, l’homme blanc des classes
moyennes ou élevées, l’homme célèbre. En représentant femmes et homme noirs,
souvent d’extractions populaires et toujours anonymes, Simpson déconstruit
nombre de nos attentes quant à la représentation de ces populations. L’émotion
devant les travaux de Simpson ne vient pas seulement de leur beauté plastique
mais aussi de leur charge sociale, de leur force d’expression : l’œuvre
entière de Lorna Simpson résonne de problématiques inhérentes à notre société.
La première salle de l’exposition ne nous présente
que des photographies de modèles noirs, nous commencerons donc par analyser
quels messages Simpson semble nous donner en ce qui concerne l’être-noir dans
la société. Comme souvent, et c’est ce qui fait la force de son œuvre, les
photographies sont accompagnées de textes, anecdotes, expressions de la langue
anglaise, adjectifs ou autres, et représentent des personnages de dos. Cela
crée pour le spectateur un effet étrange. Notre désir scopique étant frustré
par l’absence de visage du modèle – est-il beau ? quelle est son
expression ? – nous sommes réduits à recréer mentalement un visage en
suivant les indications du titre, comme dans Stereostyles, où des femmes de dos, aux coiffures toutes
différentes, sages ou extravagantes, sont entourées d’une série d’adjectifs
également tous différents, communément employés pour décrire un aspect de la
femme. Cette gymnastique mentale est un moyen de prendre conscience de nos a priori : si un adjectif accolé à
une photographie colore notre interprétation de cette photographie, pourquoi un
stéréotype appliqué, en l’occurrence, à une ethnicité, ne colorerait-il pas
notre appréciation de chaque individu de cette race ? De la prise de
conscience au combat contre ces a priori, il n’y a qu’un pas qu’on est prié de
faire.
Plus loin dans l’exposition, d’autres œuvres nous
donnent d’autres visions de l’expérience d’être noir. Momentum, un ensemble de vidéos, nous montre un groupe de danseurs
quasi nus et peints en doré, affublés de grandes perruques afro, elles aussi
dorées. Dans un décor uniformément blanc, sans musique, selon la vidéo, ils
attendent en s’ennuyant ostensiblement, se grattent, se taquinent, se placent,
assouplissent leurs chevilles, esquissent des jetés ou effectuent parfaitement ce
pas de danse. S’il y a du Vanessa Beechcroft dans ces performances, pour
l’alignement des corps parfaits et exposés, ainsi que du Beckett, pour
l’attente et la vacuité de ce geste répété de tourner en rond sur soi, il y a
surtout des commentaires sociétaux absents de
ces deux précédents artistes. Les jeunes danseurs sont afro-américains,
leur peau déjà foncée est rehaussée d’or, ultime symbole de valeur, comme si
c’était à l’artiste de prouver par l’illustration la perfection de ces corps et
de leur art. S’il y a ségrégation dans ce corps de ballet, ils ne semblent pas
en souffrir : même dans l’attente, ils semblent à l’aise et solidaires,
ils rient ensemble et s’entraident. La discrimination renforce plus qu’elle
n’affaiblit, semble dire Simpson. Un autre signal fort de leur altérité est la
grande perruque ou coiffure afro que porte chacun des danseurs. L’importance du
cheveu dans l’œuvre de Lorna Simpson est immense, j’aurai l’occasion d’y
revenir. Ce volume capillaire peut signaler le cheveu crépu de l’africain, plus
particulièrement le mouvement, dans les années 1970 aux Etats-Unis, de la
blaxploitation, quand les artistes noirs, chanteuses, acteurs, étaient
utilisés, voire exploités, pour symboliser une sensualité plus débridée, plus
exotique, plus sauvage, à destination d’un public et par des producteurs
majoritairement blancs. Ici, comme dans les années 70, la coiffure est imposée,
mais elle est sublimée par l’or qui la recouvre.
Etre noir, pour Simpson, c’est être le sujet du
discours en tant qu’autre, c’est ce qu’elle met en lumière, sur le mode
ironique, dans ses photographies aux légendes qui tentent de faire rentrer le
sujet représenté dans des cases prédéterminées, même si on ne sait rien du
sujet qui ne nous montre que son dos, sa nuque, ses cheveux. C’est aussi être
l’acteur, ou plutôt le danseur, d’une réalité pleine de grâce, de poésie et de
solidarité, bien loin des stéréotypes.
Dans la salle suivante, deux installations
monumentales, Gold Headed et Wigs, nous reparlent des symboles dans
les cheveux, et des stéréotypes de genre. Gold
Headed : une série de peintures abstraites qui évoquent les chevelures
de modèles féminins vus de trois-quarts dos. Comme dans Momentum, elles utilisent la peinture dorée, évoquant le fantasme
stéréotypé, dont l’industrie du cinéma s’est fait l’écho, d’une blondeur
féminine symbole de pureté et de perfection. Comme dans les photographies
commentées plus haut, le spectateur a tendance à attribuer des
caractéristiques, voire des jugements, en fonction des styles capillaires :
plus de volume égale plus d’extravagance, plus de contrôle égale moins de
fantaisie… Mais nos cheveux sont-ils des indicateurs infaillibles de notre
identité de genre ? Rien n’est moins sûr, comme le montre, en regard de Gold Headed, l’installation Wigs, un ensemble de photographies de
perruques et autres postiches, accompagné de petites phrases, dictons de
sagesse populaire, anecdotes ayant tous trait aux liens complexes entre
apparence et identité, à l’identité de genre... C’est un lieu commun mais tant
pis : les apparences sont trompeuses, le beau chignon, la longue tresse, l’impressionnante
moustache sont peut-être amovibles, la jolie petite fille en robe à volants est peut-être un
petit garçon…
Etre femme, c’est aussi pour Lorna Simpson être l’un
des membres de la rencontre sexuelle, puis du couple. C’est un point de vue féminin
que nous donnent les ensembles de photographies et de texte The Rock et The Car, aux procédés similaires : une photographie de grand
format reproduite sur du textile, une anecdote mettant en scène un couple.
Féminité mais mélange des genres : Simpson bouscule les conventions de
représentation en focalisant sa représentation du couple sur des aspects
relativement tabous de la relation, ou en tout cas des aspects qu’une
bienséance sociale exigerait que la femme passe sous silence. The Rock nous raconte l’histoire d’un
couple qui cherche un coin tranquille pour une rencontre sexuelle en plein air.
The Car, celle d’un autre couple qui
se dispute en public. L’association de l’image et du mot, on l’a vu, est
porteuse de réseaux de significations très riches, et c’est confirmé dans la
mise en scène de la féminité. Si dans le début de l’exposition, la parole de la
femme est invalidée, comme dans l’œuvre intitulée Waterbearer, où la photographie d’une femme de dos est accompagnée
d’une légende faite d’une anecdote laconique, « On lui a demandé sa
version des faits à seule fin de mettre en doute ses souvenirs.» L’eau coule
sur cette photographie des deux pichets qu’elle tient à bout de bras, comme la
parole coule, fluide et insaisissable. Avant d’accéder à l’autorité de la
parole écrite.
L’exposition s’achève sur deux ensembles de
photographies mêlant photographies d’archives et photographies ou peintures de
Simpson, façon de remettre à l’honneur des anonymes, des personnes sans
histoire, dont seul un autoportrait réalisé au photomaton rappelle l’existence.
Simpson expose une nuée de petits cadres contenant ces images de photomaton
anciennes dans l’installation intitulée Gather
+ Please remind me of who I am. Ce sont tous des afro-américains, souvent
manifestement bien habillés, chapeautés, souriants, parfois se pressant à deux
dans la cabine photographique en gage d’amitié ou d’amour. Au milieu de ces
photographies, on remarque dans un deuxième temps des cadres contenant des
taches d’encre noire. On retrouve bien dans l’œuvre les deux pans du
titre : Gather, c’est l’acte de
la collectionneuse, le fait de rassembler les vieilles photographies
considérées jusqu’alors comme sans valeur, afin de les exposer comme des œuvres
d’art à part entière ; Please remind
me of who I am, c’est l’association de la quête de l’identité à travers les
apparences – qui je suis, c’est l’équivalent de de quoi j’ai l’air—ainsi que
l’oubli, la perte, exprimée par les taches noires, photos abimées, perdues,
identités, et vies oubliées.
Encore plus de mystère entoure la série 1957-2009. Ayant obtenu une série
entière de photographies d’un couple, où la jeune femme prend manifestement
beaucoup de plaisir à revêtir ses plus beaux vêtements pour jouer au mannequin
devant un homme qu’on imagine être son compagnon (quelques images représentent
ce dernier), Simpson entreprend de recréer les images de la belle inconnues,
mêmes poses, décors et vêtements. Pour les photographies du jeune homme, elle
se travestit. Au spectateur de dire quelle image date de 1957, quelle de 2009,
quel personnage est réellement masculin…
Ayant eu, tout au long de l’exposition, l’occasion
de réfléchir sur les codes de représentation des identités, sur la manipulation
des spectateurs par les systèmes d’images et de textes, la dernière œuvre
visible est une sorte de synthèse. Cloudscape,
une vidéo, nous montre un homme noir sifflant dans des brumes générées
manifestement par un appareil à fumigènes. Puis, comme les minutes passent, que
l’improvisation sifflée nous séduit et que le décor du studio disparaît sous un
brouillard de plus en plus épais, on peut facilement imaginer un récit autour
de cette situation, donner un rôle à cet inconnu isolé, donner un sens, donner
des sens multiples, à cette image, comme nous en avons donnés au reste de
l'exposition.
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