04 octobre 2013

Projet de thèse : Heyfa Ounis


Politiques du genre dans les romans de Jane Austen

sous la direction d'Yves Abrioux

Tout d’abord, par son  sujet,  cette thèse doctorale se veut ancrée dans l’actualité ; au cœur des débats non seulement dans le monde anglophone, mais aussi dans de multiples disciplines universitaires, voire même dans le débat public en Europe, en Amérique et partout ailleurs dans le monde. Plus profondément et de manière décisive, ce projet cherche à apporter un éclairage sur notre culture, notre identité – à commencer par les normes inégalitaires en matière de genre mais aussi de sexe dans nos sociétés. Le titre « Politiques du genre dans les romans de Jane Austen » l’indique clairement : parce qu’elle est avant tout littéraire, cette thèse s’appuie sur des textes écrits par une romancière anglaise  il y a deux cents ans afin d’élaborer une réflexion  sur des questions qui se posent aujourd’hui à nous dans notre vie de tous les jours, mais aussi dans la vie intellectuelle et politique. On peut dés lors se demander : pourquoi les romans de Jane Austen ? C’est  d’abord  l’occasion d’écarter d’emblée l’immense majorité des lectures de l’œuvre faites jusqu’ici comme étant  éloignées des réalités sociales.  En l’occurrence, il ne s’agit pas d’une simple contemplation désengagée de l’œuvre, mais de montrer qu’elle est pleinement  politique. En proposant une relecture des romans de Jane Austen à travers une conception politique du genre, cette recherche est non seulement innovante mais s’inscrit dans le champ des études féministes, au point de rencontre avec la réflexion et l’action politiques.

Par conséquent, cette étude puisera dans la pensée et la théorie féministes concernées par la discrimination due à la différence de sexe et de genre. La question de l’identité féminine est cruciale pour l’objet général de cette recherche, parce qu’elle s’interroge sur  ce que cela implique d’écrire en tant que femme, de penser en tant que femme, et surtout, d’être  une femme. Les romans de Jane Austen démontrent le dilemme que les femmes éduquées rencontraient dans la société anglaise du début du dix-neuvième siècle – et que  les femmes confrontent encore dans la société sexiste d’aujourd’hui. Souvent, les femmes doivent choisir entre  être  emprisonnées dans leur féminité  ou alors se débarrasser de  leur subjectivité, alors que les hommes doivent rarement choisir entre leur masculinité et leur humanité. La femme, quant à elle,  est souvent invitée à choisir entre être reconnue comme une femme  ou comme un être humain tout court. Naturellement, les deux options sont aussi désastreuses l’une que l’autre pour une femme qui aspire à la reconnaissance, à la justice et à l'égalité sociale.  Dans le premier cas, elle se trouve emprisonnée dans sa particularité ; elle perd alors ses droits égalitaires. Dans le deuxième cas, elle est forcée d'abandonner sa particularité féminine –  tout ce qui fait d’elle une femme – pour devenir  un « curieux » personnage. Confrontées au sexisme et  à l'injustice sociale, les femmes sont  souvent prêtes à se débarrasser de leur corps féminin dans l'espoir d'être considérées comme des êtres humains égaux. 
La question de la féminité/de l’identité féminine et du corps féminin, en bref la  question « qu’est ce qu’une femme? », a une résonance tout à fait particulière et étonnante, surtout quand on pense au dilemme causé par le mot "femme" à la théorie féministe, pour laquelle le fait d'être née avec un corps de femme démarre un processus particulièrement accablant. Dans son livre Le Deuxième Sexe, Simone de Beauvoir clame : « On ne naît pas une femme, on le devient ». Comment comprendre cette ambiguïté ? Pour des féministes travaillant pour produire une défense puissante de la liberté des femmes telle que Toril Moi, la distinction entre le sexe et le genre, entre les différences normales et culturelles de sexe est devenue nécessaire: le genre devient synonyme de normes sociales tandis que le sexe signifie le corps humain concret. La célèbre formule de Beauvoir est donc une défense contre le déterminisme biologique parce que la biologie ne peut justifier à elle seule l'oppression sociale des femmes. Avoir en conséquence un corps de femme n'est donc pas assez pour définir une femme; et les théories de déterminisme biologique seraient plutôt  destinées à rendre la subordination des femmes légitime. Une partie importante de ce travail sera par conséquent consacrée à  la politique du corps, qui vise à libérer le corps des normes sociales dominantes. Depuis les années 70, le corps occupe une position centrale dans la pensée féministe moderne.  Les femmes ont été  appelées à explorer, à connaître, à aimer leur corps, et à s’exprimer à travers leur  corps. En France,  dans son essai Le Rire de la Méduse, publié en 1975,  Hélène Cixous a été la première féministe à  appeler les femmes à être à l’écoute de leur corps.  Depuis cet appel, plusieurs discours se sont succédés afin d’expliquer ce que « être à l’écoute de son corps » implique ou même signifie. Au cœur du mouvement fondé par plusieurs féministes en France, y compris Cixous et Luce Irigaray au milieu des années 70, est un refus de recevoir la pensée dualiste ou la séparation traditionnelle de l'esprit et du corps.  Selon Irigaray, les corps de femmes sont transformés en propriété, en objets d'échange entre les hommes, transaction qui refuse à des femmes leur subjectivité et leur identité. Dans la pensée patriarcale visant à régulariser le désir selon le désir des hommes, l'expression de la volonté des femmes reste un concept obscur et dangereux. Il est vrai qu’aujourd’hui les femmes ne sont plus du tout physiquement « opprimées », au sens marxiste du terme, mais il n’en est pas moins vrai qu’elles sont toujours à la recherche d'une nouvelle image de leur corps.

Dés lors, le corps importe : le corps ne manifeste pas seulement un état individuel. Il faut aussi chercher à comprendre comment les aspects physiques et émotifs chez les héroïnes de Jane Austen sont constamment liés, et plus encore comment l’activité et la passivité corporelles s’articulent à la problématique du pouvoir. Ainsi, la plupart des héroïnes de Jane Austen ont de jeunes et faibles corps de femme qui confirment la puissance masculine. Ces corps doivent demeurer silencieux et cacher leur désir au plus profond d’eux-mêmes, par peur d’être découverts. Par conséquent, la convention finale de ces récits demeure le conflit politique autant que moral de la destinée féminine se débattant contre les structures patriarcales et l'expression  ou la répression du désir.  En un mot, le corps est toujours chez  Austen un site de relations de puissance sociale et économique. Le corps doit être lu par rapport à son contexte de puissance économique et idéologique. Il faut aborder dans ces termes  la question ou les séries de questions que les  romans de Jane Austen posent à propos de du corps par rapport au jugement moral où il s’agit soit de négliger les transmissions du corps et de les révéler comme émotions moralement inadmissibles, soit d’afficher des émotions et des sentiments manifestement, au risque d'être condamnée socialement.

En outre, se basant sur la théorie moderne et les contributions récentes dans la critique d'Austen, cette dissertation cherche son originalité en clamant un discours possible sur le corps au sein de textes où il peut paraître peu probable que l’on puisse  trouver  le physique, tant il est vrai que Jane Austen a été considérée comme une romancière des « bonnes manières », dont l’écriture évite discrètement de discuter les questions du corps. Le corps  – absent, suspendu – viendrait au mieux après l'esprit ; au pire, il serait pratiquement banni  de l’œuvre. Ce qui s'appelle aujourd’hui le « sexe » n'a, après tout, aucune place  dans ses romans. Ma recherche s’emploiera à démontrer comment, dans les textes d'Austen, les visages et les corps sont saisis dans leurs incarnations journalières et à quel point ils jouent un rôle narratif important, sans jamais s’en assigner un explicitement. En peignant dans ses textes le corps de la femme dans ses formes stéréotypées – la maternelle, la vierge, et la sexuelle, Jane Austen, consciemment ou inconsciemment, appelle les femmes à explorer, à connaître et à aimer leur corps. En donnant aux femmes de son époque un tel espace pour leurs corps féminins, Austen exprime ce que les féministes modernes ont formulé deux siècles après elle.

Dans son rapport au pouvoir, le corps n’est pas seulement le siège de la puissance ; il est aussi défini selon des codes et ainsi « genré ». Les romans de Jane Austen utilisent un code raffiné et cohérent de vêtements qui annonce divers faits sociaux et économiques. Ce code vestimentaire transforme le corps en lieu d'exploitation principal de la signification, sur lequel des prétentions au sujet du genre, de la race, et de la classe sont inscrites. Le genre est particulièrement approprié à cette étude, car le corps féminin devient un site pour contester les nombreuses exigences sociales et économiques vis-à-vis des femmes du dix-neuvième siècle. Comme les femmes orientales portent leur richesse en or, celles du dix-huitième siècle en Europe portent leur richesse en mousseline, en  rubans et en perles. Par ailleurs, dans les romans de Jane Austen, les jeunes protagonistes se réunissent pendant les bals, qui sont à l’évidence des occasions spéciales où l’on demande implicitement aux jeunes femmes de se parer, afin de plaire aux jeunes hommes. Pour cette raison, les scènes de salles de bal présentent un intérêt considérable. Les jeunes héroïnes de Jane Austen semblent non seulement avoir un cœur qui vibre et un corps qui danse mais aussi un grand sens du devoir. Il est vrai qu’à l’époque de Jane Austen – où les femmes n’avaient pas le droit de travailler – il était essentiel pour une jeune fille de fortune modeste, atteignant l’âge du mariage, de trouver un mari pour subvenir à ses besoins. Par conséquent, il est clair que les bals  signifiaient bien plus à ces jeunes femmes que la simple flatterie et le mouvement agréable de la danse.

Succinctement dit, je viens à la conclusion que l’œuvre de Jane Austen dramatise  consciemment ou inconsciemment  la différence entre le masculin et le féminin. Plus important encore, les romans de Jane Austen conservent le pouvoir de poser des questions aux théories actuelles et peuvent éclairer implicitement ou explicitement la pensée féministe d’aujourd’hui. Mon choix a donc porté sur ces textes, non pas parce qu’ils sont inscrits dans le canon littéraire, mais à cause de leur force d’écriture, non seulement en tant qu’invention littéraire, mais aussi comme intervention politique dans le monde social et culturel de leur époque et de la nôtre. Abordée par le biais du discours féministe, la remise en cause du corps, telle qu'elle apparaît dans les textes d'Austen, situe ma recherche au milieu des discussions d'aujourd'hui, puisqu’elle tente d'articuler comment les femmes sont parvenues à obtenir ce qu’elles ont aujourd’hui, où elles sont maintenant, où elles espèrent être à l'avenir. De toute évidence, les femmes continuent à avoir des problèmes non résolus de  subjectivité, d'identité, d'intégrité physique et de genre, ou tout simplement elles sont à la recherche d'une réponse à la question de ce que signifie être une femme dans une société donnée. Par conséquent, j'ai l'intention d'employer dans cette recherche une approche féministe, qui vise à faire du monde un endroit moins accablant pour les femmes, pour essayer d'aboutir à une conclusion libératrice, et de gagner un vrai sens de liberté intellectuelle. Pour conclure, cette thèse est  à la recherche  d'une forme de pensée qui cherche à libérer l'être  humain et à instaurer des relations d’égalité parmi les hommes et les femmes, chez lesquels les luttes politiques et personnelles ont lieu réellement. Bref, les femmes sont aussi bien des êtres humains que des femmes. Les femmes ont des intérêts, des capacités et des ambitions qui vont bien au-delà du domaine des différences sexuelles. Les études du genre dans des historiques et des contextes sociaux s’avèrent donc essentielles au projet féministe,  en accord avec la transformation des pratiques culturelles sexistes et des traditions opprimantes.
Ce qu'il faut donc, est plutôt une théorie de la conscience qui peut informer la pensée politique et, par conséquent, l'action politique. Cette politique du genre serait peut-être d’amener les gens à un nouveau point de vue radical à partir duquel ils peuvent parler différemment sur la façon dont ils sont «  différemment constitués ». Cette théorie permettrait  aux féministes ne pas se perdre dans des arguments inutiles et permettrait aux hommes et aux femmes de poser de véritables questions sur des choses qui comptent vraiment.

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