Politiques du genre dans les romans de Jane Austen
sous la direction d'Yves Abrioux
Tout d’abord, par son sujet,
cette thèse doctorale se veut ancrée dans l’actualité ; au cœur des
débats non seulement dans le monde anglophone, mais aussi dans de multiples
disciplines universitaires, voire même dans le débat public en Europe, en
Amérique et partout ailleurs dans le monde. Plus profondément et de manière
décisive, ce projet cherche à apporter un éclairage sur notre culture, notre
identité – à commencer par les normes inégalitaires en matière de genre mais aussi
de sexe dans nos sociétés. Le titre « Politiques
du genre dans les romans de Jane Austen » l’indique clairement :
parce qu’elle est avant tout littéraire, cette thèse s’appuie sur des textes
écrits par une romancière anglaise il y
a deux cents ans afin d’élaborer une réflexion
sur des questions qui se posent aujourd’hui à nous dans notre vie de
tous les jours, mais aussi dans la vie intellectuelle et politique. On peut dés
lors se demander : pourquoi les romans de Jane Austen ? C’est d’abord
l’occasion d’écarter d’emblée l’immense majorité des lectures de l’œuvre
faites jusqu’ici comme étant éloignées
des réalités sociales. En l’occurrence,
il ne s’agit pas d’une simple contemplation désengagée de l’œuvre, mais de montrer
qu’elle est pleinement politique. En proposant une relecture des romans
de Jane Austen à travers une conception politique du genre, cette recherche est
non seulement innovante mais s’inscrit dans le champ des études féministes, au
point de rencontre avec la réflexion et l’action politiques.
Par
conséquent, cette étude puisera dans la pensée et la théorie féministes concernées
par la discrimination due à la différence de sexe et de genre. La question de
l’identité féminine est cruciale pour l’objet général de cette recherche, parce
qu’elle s’interroge sur ce que cela
implique d’écrire en tant que femme, de penser en tant que femme, et surtout,
d’être une femme. Les romans de Jane
Austen démontrent le dilemme que les femmes éduquées rencontraient dans la
société anglaise du début du dix-neuvième siècle – et que les femmes confrontent encore dans la société
sexiste d’aujourd’hui. Souvent, les femmes doivent choisir entre être
emprisonnées dans leur féminité
ou alors se débarrasser de leur
subjectivité, alors que les hommes doivent rarement choisir entre leur
masculinité et leur humanité. La femme, quant à elle, est souvent invitée à choisir entre être
reconnue comme une femme ou comme un
être humain tout court. Naturellement, les deux options sont aussi désastreuses
l’une que l’autre pour une femme qui aspire à la reconnaissance, à la justice
et à l'égalité sociale. Dans le premier
cas, elle se trouve emprisonnée dans sa particularité ; elle perd alors
ses droits égalitaires. Dans le deuxième cas, elle est forcée d'abandonner sa
particularité féminine – tout ce qui
fait d’elle une femme – pour devenir un
« curieux » personnage. Confrontées au sexisme et à l'injustice sociale, les femmes sont souvent prêtes à se débarrasser de leur corps
féminin dans l'espoir d'être considérées comme des êtres humains égaux.
La question de
la féminité/de l’identité féminine et du corps féminin, en bref la question « qu’est ce qu’une femme? », a une résonance tout à fait
particulière et étonnante, surtout quand on pense au dilemme causé par le mot
"femme" à la théorie féministe, pour laquelle le fait d'être née avec
un corps de femme démarre un processus particulièrement accablant. Dans son
livre Le Deuxième Sexe, Simone de
Beauvoir clame : « On ne naît
pas une femme, on le devient ». Comment comprendre cette
ambiguïté ? Pour des féministes
travaillant pour produire une défense puissante de la liberté des femmes telle
que Toril Moi, la distinction entre le sexe et le genre, entre les différences
normales et culturelles de sexe est devenue nécessaire: le genre devient
synonyme de normes sociales tandis que le sexe signifie le corps humain
concret. La célèbre formule de Beauvoir est donc une défense contre le
déterminisme biologique parce que la biologie ne peut justifier à elle seule
l'oppression sociale des femmes. Avoir en conséquence un corps de femme n'est
donc pas assez pour définir une femme; et les théories de déterminisme
biologique seraient plutôt destinées à
rendre la subordination des femmes légitime. Une partie importante de ce travail
sera par conséquent consacrée à la politique du corps, qui vise à libérer
le corps des normes sociales dominantes. Depuis les années 70, le corps occupe
une position centrale dans la pensée féministe moderne. Les femmes ont été appelées à explorer, à connaître, à aimer
leur corps, et à s’exprimer à travers leur
corps. En France, dans son essai Le Rire de la Méduse, publié en
1975, Hélène Cixous a été la première
féministe à appeler les femmes à être à l’écoute de leur corps. Depuis cet appel, plusieurs discours se sont
succédés afin d’expliquer ce que « être à l’écoute de son corps »
implique ou même signifie. Au cœur du mouvement fondé par plusieurs féministes
en France, y compris Cixous et Luce Irigaray au milieu des années 70, est un
refus de recevoir la pensée dualiste ou la séparation traditionnelle de
l'esprit et du corps. Selon Irigaray,
les corps de femmes sont transformés en propriété, en objets d'échange entre
les hommes, transaction qui refuse à des femmes leur subjectivité et leur identité.
Dans la pensée patriarcale visant à
régulariser le désir selon le désir des hommes, l'expression de la volonté des
femmes reste un concept obscur et dangereux. Il est vrai qu’aujourd’hui les
femmes ne sont plus du tout physiquement « opprimées », au sens
marxiste du terme, mais il n’en est pas moins vrai qu’elles sont toujours à la
recherche d'une nouvelle image de leur corps.
Dés lors, le
corps importe : le corps ne manifeste pas seulement un état individuel. Il
faut aussi chercher à comprendre comment les aspects physiques et émotifs chez
les héroïnes de Jane Austen sont constamment liés, et plus encore comment
l’activité et la passivité corporelles s’articulent à la problématique du
pouvoir. Ainsi, la plupart des héroïnes de Jane Austen ont de jeunes et faibles
corps de femme qui confirment la puissance masculine. Ces corps doivent
demeurer silencieux et cacher leur désir au plus profond d’eux-mêmes, par peur
d’être découverts. Par conséquent, la convention finale de ces récits demeure
le conflit politique autant que moral de la destinée féminine se débattant
contre les structures patriarcales et l'expression ou la répression du désir. En un mot, le corps est toujours chez Austen un site de relations de puissance
sociale et économique. Le corps doit être lu par rapport à son contexte de
puissance économique et idéologique. Il faut aborder dans ces termes la question ou les séries de questions que
les romans de Jane Austen posent à
propos de du corps par rapport au jugement moral où il s’agit soit de négliger
les transmissions du corps et de les révéler comme émotions moralement
inadmissibles, soit d’afficher des émotions et des sentiments manifestement, au
risque d'être condamnée socialement.
En outre, se basant sur la
théorie moderne et les contributions récentes dans la critique d'Austen, cette
dissertation cherche son originalité en clamant un discours possible sur le
corps au sein de textes où il peut paraître peu probable que l’on puisse trouver
le physique, tant il est vrai que Jane Austen a été considérée comme une
romancière des « bonnes manières », dont l’écriture évite
discrètement de discuter les questions du corps. Le corps – absent, suspendu – viendrait au mieux après
l'esprit ; au pire, il serait pratiquement banni de l’œuvre. Ce qui s'appelle aujourd’hui le
« sexe » n'a, après tout, aucune place dans ses romans. Ma recherche s’emploiera à
démontrer comment, dans les textes d'Austen, les visages et les corps sont
saisis dans leurs incarnations journalières et à quel point ils jouent un rôle
narratif important, sans jamais s’en assigner un explicitement. En peignant
dans ses textes le corps de la femme dans ses formes stéréotypées – la
maternelle, la vierge, et la sexuelle, Jane Austen, consciemment ou
inconsciemment, appelle les femmes à explorer, à connaître et à aimer leur
corps. En donnant aux femmes de son époque un tel espace pour leurs corps
féminins, Austen exprime ce que les féministes modernes ont formulé deux
siècles après elle.
Dans son rapport au pouvoir, le
corps n’est pas seulement le siège de la puissance ; il est aussi défini
selon des codes et ainsi « genré ». Les romans de Jane Austen
utilisent un code raffiné et cohérent de vêtements qui annonce divers faits
sociaux et économiques. Ce code vestimentaire transforme le corps en lieu
d'exploitation principal de la signification, sur lequel des prétentions au
sujet du genre, de la race, et de la classe sont inscrites. Le genre est
particulièrement approprié à cette étude, car le corps féminin devient un site
pour contester les nombreuses exigences sociales et économiques vis-à-vis des
femmes du dix-neuvième siècle. Comme les femmes orientales portent leur
richesse en or, celles du dix-huitième siècle en Europe portent leur richesse
en mousseline, en rubans et en perles.
Par ailleurs, dans les romans de Jane Austen, les jeunes protagonistes se
réunissent pendant les bals, qui sont à l’évidence des occasions spéciales où
l’on demande implicitement aux jeunes femmes de se parer, afin de plaire aux
jeunes hommes. Pour cette raison, les scènes de salles de bal présentent un
intérêt considérable. Les jeunes héroïnes de Jane Austen semblent non seulement
avoir un cœur qui vibre et un corps qui danse mais aussi un grand sens du
devoir. Il est vrai qu’à l’époque de Jane Austen – où les femmes n’avaient pas
le droit de travailler – il était essentiel pour une jeune fille de fortune
modeste, atteignant l’âge du mariage, de trouver un mari pour subvenir à ses
besoins. Par conséquent, il est clair que les bals signifiaient bien plus à ces jeunes femmes que
la simple flatterie et le mouvement agréable de la danse.
Succinctement
dit, je viens à la conclusion que l’œuvre de Jane Austen dramatise consciemment ou inconsciemment la différence entre le masculin et le
féminin. Plus important encore, les romans de Jane Austen conservent le pouvoir
de poser des questions aux théories actuelles et peuvent éclairer implicitement
ou explicitement la pensée féministe d’aujourd’hui. Mon choix a donc porté sur ces
textes, non pas parce qu’ils sont inscrits dans le canon littéraire, mais à
cause de leur force d’écriture, non seulement en tant qu’invention littéraire, mais
aussi comme intervention politique dans le monde social et culturel de leur
époque et de la nôtre. Abordée par le biais du discours féministe, la remise en
cause du corps, telle qu'elle apparaît dans les textes d'Austen, situe ma
recherche au milieu des discussions d'aujourd'hui, puisqu’elle tente
d'articuler comment les femmes sont parvenues à obtenir ce qu’elles ont
aujourd’hui, où elles sont maintenant, où elles espèrent être à l'avenir. De
toute évidence, les femmes continuent à avoir des problèmes non résolus de subjectivité, d'identité, d'intégrité
physique et de genre, ou tout simplement elles sont à la recherche d'une réponse
à la question de ce que signifie être une femme dans une société donnée. Par
conséquent, j'ai l'intention d'employer dans cette recherche une approche
féministe, qui vise à faire du monde un endroit moins accablant pour les
femmes, pour essayer d'aboutir à une conclusion libératrice, et de gagner un
vrai sens de liberté intellectuelle. Pour conclure, cette thèse est à la recherche d'une forme de pensée qui cherche à libérer
l'être humain et à instaurer des
relations d’égalité parmi les hommes et les femmes, chez lesquels les luttes
politiques et personnelles ont lieu réellement. Bref, les femmes sont aussi bien des êtres humains que des femmes. Les
femmes ont des intérêts, des capacités et des ambitions qui vont bien au-delà
du domaine des différences sexuelles. Les études du genre dans des historiques
et des contextes sociaux s’avèrent donc essentielles au projet féministe, en accord avec la transformation des
pratiques culturelles sexistes et des traditions opprimantes.
Ce qu'il faut donc, est plutôt une théorie
de la conscience qui peut informer la pensée politique et, par conséquent,
l'action politique. Cette politique du genre serait peut-être d’amener les gens
à un nouveau point de vue radical à partir duquel ils peuvent parler différemment
sur la façon dont ils sont « différemment constitués ». Cette
théorie permettrait aux féministes ne
pas se perdre dans des arguments inutiles et permettrait aux hommes et aux
femmes de poser de véritables questions sur des choses qui comptent vraiment.
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